La Cène de Léonard de Vinci
Vie et mouvement dans la Cène de Léonard de Vinci
Jusqu’à la moitié du XIXème siècle, beaucoup considéraient que le chef-d’œuvre absolu de Léonard de Vinci était sa fresque peinte a tempera dans le réfectoire du couvent des dominicains de Santa Maria delle Grazie à Milan. Réalisée entre 1494 et 1498, elle proposait une représentation audacieuse de la Cène qui, malheureusement, connut une rapide détérioration constatée dès le début du XVIè siècle.
L’un des éléments marquants de cette fresque est que le la représentation du Christ entouré de ses douze apôtres n’obéit pas à une perspective classique et semble envahir l’espace du spectateur.
Autrement dit, la manière dont Léonard donne l’impression que les apôtres et le Christ appartiennent à la même réalité que celle de celui qui les contemple. Léonard a généré entre spectateur et la représentation en dépit de leur éloignement spatial un sentiment de proximité et d’intimité. En jouant sur la manière dont le regard du spectateur interprète inconsciemment la largeur de la table : celle-ci est comme projetée en avant, et paraît écrasée par les deux murs latéraux, tant son étendue semble imposante.
Par ailleurs, le plafond à caissons s’interrompt bien avant que n’apparaisse la table des apôtres, si bien que celle-ci ne se trouve nullement recouverte par ce dernier : ainsi se crée cet effet de projection frontale de la table avançant hors de la représentation vers le spectateur. Plusieurs raisons concourent à expliquer ce choix :
La première est technique procède de la contrainte que lui impose le lieu même. La Cène est en effet située sur un mur en hauteur que le spectateur ne peut apercevoir qu’en contre-plongée depuis une distance importante ; Léonard doit donc construire un espace qui atténue la distance entre le spectateur et la représentation, comme on le ferait dans un théâtre afin que les spectateurs situés loin de la scène puissent en percevoir les décors et les éléments.
Par conséquent, il crée artificiellement l’impression d’une scène spacieuse : le seul moyen est alors de jouer sur la fuite des parallèles. Celle des caissons au plafond sera lente, permettant d’obtenir un rendu de profondeur important. La ligne d’horizon s’abaisse puisque les parallèles tardent à se rencontrer, de sorte que la contre-plongée se trouve compensée par l’abaissement de la ligne de fuite, suscitant ainsi un accord harmonieux entre la situation de celui qui voit et la surélévation de ce qui est vu.
En proposant une table dont les parallèles latérales se rejoignent rapidement, Léonard confirme l’abaissement du point de fuite, et compense à nouveau la contre-plongée à laquelle est acculé le spectateur ; du même geste, en abaissant le point de fuite et la ligne d’horizon, il libère l’espace supérieur des caissons. Enfin et surtout, avec une fuite rapide, les parallèles de la table signalent son extériorité à la représentation et rendent possible son insertion dans l’espace du spectateur. Léonard suggère que la table des apôtres s’invite dans l’espace du spectateur, comme si ce dernier se trouvait assis à la table du Christ.
La seconde raison, est celle du mouvement et de la vie. L’apparence de la répartition des apôtres est celle d’une scansion de quatre groupes de trois personnages, répartis de part et d’autre du Christ, scansion qui semble parfaitement symétrique car structurée autour de la figure du Sauveur. A droite, un homme se situe devant la tapisserie la plus proche de nous, un autre se situe entre les deux tapisseries et un troisième se trouve devant une deuxième tapisserie. A gauche, le schéma est fort différent : nul apôtre ne se situe devant la tapisserie la plus proche de nous, tandis que deux d’entre eux ont comme arrière-plan la deuxième tapisserie.
Quant aux groupes plus proches du Christ, la même logique d’asymétrie se trouve respectée : ceux situés à gauche du Christ (à droite pour nous), obstruent la fenêtre et l’un d’entre eux est debout ; en revanche, à la droite du Christ, aucun n’obstrue la fenêtre et celui qui semble levé paraît assis. C’est de cette asymétrie que naît le mouvement ; c’est de cette désorganisation géométrique que procède la vie de la fresque.
L’intuition géniale de Léonard consiste à prendre appui sur les structures statiques de la construction perspective pour introduire le dynamisme de l’image et la vie des personnages car c’est dans l’écart à la symétrie et à la régularité que se libère la condition de possibilité de l’animation du monde qui n’obéit jamais à la rigueur figée des lignes mathématiques. Mais le mouvement se redouble, chacun des quatre groupes observe une tension contradictoire au sens où les lignes de force s’exercent à chaque fois en sens contraire au sein d’un même groupe.
A gauche (pour nous), si Barthélémy et Jacques le Jeune exercent une tension vers le Christ, André neutralise le geste en contenant la tension par une force contraire traduite par les mains érigées dans un geste de maîtrise. De la même manière, l’avancée courbe de Pierre vers le Christ – médiatisé par saint Jean – se trouve à la fois contrebalancée par le mouvement de recul de Judas, gêné par cette impétuosité de Pierre, et l’inclinaison du visage androgyne de Jean dans le sens contraire des mouvements du corps et de la main de Pierre. Là encore s’équilibrent les tensions inhérentes à chaque personnage, suscitant une impression de mouvement d’autant plus grande que la distance introduite entre le Christ et Jean brise le schème géométrique : si, le bras droit du Christ s’inscrit dans la flèche des lignes de fuite du plafond, le bras gauche de Jean s’extrait avec violence de ces lignes et arrache le groupe des trois apôtres à l’insertion géométrique à laquelle il semblait pourtant promis. A la gauche immédiate du Christ, si Thomas et Philippe debout tendent vers le Christ, Jacques le Majeur s’écarte de ce dernier, sa main gauche étant distante et orientée en direction inverse du Christ.
Enfin, le groupe le plus à droite pour nous introduit la tension au cœur même des personnages : le visage et le haut du buste de Mathieu sont tournés vers Simon tandis que ses deux bras exercent un mouvement inverse en direction du Christ ; Thaddée se tourne avec plus de franchise vers Simon mais ce dernier oppose une quiétude et une mesure venant contrebalancer les gestes impétueux de ses deux amis, un peu à la manière dont André compensait les élans de Bartélémy et Jacques le Jeune, à ceci près qu’André et Simon n’occupent pas de position symétrique dans la composition, ce qui contribue à accentuer le mouvement.
Concluons. Léonard maîtrise admirablement la géométrie mais refuse de réduire la représentation picturale à celle-ci. André, Pierre et Jacques le Majeur offrent des contrepoints au mouvement des lignes de fuite, suggérant ainsi une sorte de mouvement vital irréductible à la seule logique de la composition géométrique. La vie, est celle du Christ annonçant paradoxalement la Passion, c’est le mouvement même du monde par lequel sont réunis l’espace de la représentation et l’espace du spectateur, c’est-à-dire la réalité du Sauveur et celle du pécheur
Thibaut Gress
Professeur agrégé et Docteur en Philosophie