Vatican II et « les religions » – le point
Religions: ce que Vatican II a dit et n’a pas dit
Vatican II et « les religions » (ce texte en PDF)–
“Tout en recommandant le dialogue interreligieux, Paul VI ne se prononçait pas sur la place éventuelle que ce dialogue pourrait occuper sans la mission évangélisatrice de l’Eglise. La raison en est que le diagnostic sur la valeur de ces religions demeurait notablement négatif. Le concile ne fit pas mieux” (Jacques Dupuis, Le dialogue interreligieux à l’heure du pluralisme, in Nouvelle Revue Théologique n° 120 [oct.-déc.] 1998 /4, p.545 [544-563]).
Le propos, mis ici en exergue, d’un chef de file historique de la « théologie des religions » est d’autant plus significatif que ce Jésuite belge décédé en 2004 était connu pour son franc-parler. On a dit que le document de la Congrégation romaine pour la Doctrine de la Foi, Dominus Iesus, publié en l’an 2000, le visait particulièrement, mais ce n’est pas exact : il s’adressait globalement au courant dit de la « théologie des religions ». En 2001, son livre Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux fit lui l’objet spécial d’une Notification dans l’Osservatore Romano (6 mars 2001 p.8, n° 10), dont les paragraphes 6 à 8 se lisent ainsi :
“Il faut croire fermement que l’Eglise est signe et instrument de salut pour tous les hommes (cf. LG n° 9; 14; 17; 48). Il est contraire à la foi catholique de considérer les diverses religions du monde comme des voies complémentaires à l’Eglise pour ce qui est du salut (cf. Redemptoris missio n° 36 ; Dominus Iesus n° 21-22). Selon la doctrine catholique, les adeptes des autres religions sont eux aussi ordonnés à l’Eglise et sont tous appelés à en faire partie. … considérer comme voies de salut ces religions, prises comme telles, n’a aucun fondement dans la théologie catholique”.
Ce rappel de la doctrine catholique, signé de celui qui sera bientôt le Pape Benoît XVI, voulait se faire entendre du vaste courant de pensée qui, à l’exception de Jacques Dupuis précisément, avait pris l’habitude de citer les textes du Concile Vatican II de manière biaisée. C’est ce que nous allons découvrir, sans entrer dans des détails trop fastidieux.
Personne ne contestera le fait que certains textes conciliaires présentent des passages ambigus ou imprécis. Ils sont des œuvres humaines, portant une immense intention : donner un avis sur l’ensemble des problèmes touchant l’humanité, et rendre compte des différents cheminements humains qui existent sur terre, religieux ou même non religieux, par rapport à l’Eglise. Un projet aussi ambitieux ne pouvait pas aboutir pleinement. Pour autant, ses interprétations ne sont pas toutes légitimes.
Bien situer la mention des musulmans
Prenons le cas de Nostra Aetate ou Déclaration de l’Eglise sur les relations avec les religions non chrétiennes. On lit au n° 2 :
“L’Eglise catholique ne rejette rien de ce qui est vrai dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières de vivre et d’agir et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes”
De quelles “manières de vivre et d’agir et doctrines” s’agissait-il ? Indubitablement, les Pères conciliaires avaient en tête les « religions préchrétiennes » telles que l’hindouisme ou les religions traditionnelles dont ils mentionnent “des doctrines, des règles de vie et des rites sacrés”. On peut y voir des “valeurs spirituelles, morales et socioculturelles” et même “un rayon de la vérité”, dit encore le texte en ce n° 2.
Là, l’Islam n’était concerné en rien, mais bien au n° 3 qui commence ainsi : “L’Église regarde aussi avec estime les musulmans” : l’islam est donc clairement exclu des « religions » évoquées au n° 2 (les textes conciliaires ont évité d’utiliser le mot islam et indiquent musulmans à sa place).
Or, bien trop souvent, on a pu lire que la déclaration Nostra Aetate reconnaissait les valeurs de l’islam et y relevait des rayons de la vérité. Une telle interprétation n’est pas honnête. Certes, le texte conciliaire n’est pas sans poser des difficultés. L’idée de déceler des valeurs humaines et religieuses dans les cultes et cultures préchrétiens fait penser aux préoccupations de Saint Paul et à de nombreux passages du Nouveau Testament… sauf que nous sommes vingt siècles après les apôtres : où trouve-t-on encore ces « religions » aujourd’hui, et dans quel état ? L’hindouisme et le bouddhisme sont présentés ensemble comme des “religions liées au progrès de la culture” des civilisations préchrétiennes ; mais cette présentation est-elle fondée ? L’histoire du bouddhisme peut-elle être rapprochée de celle de l’hindouisme ? La datation du premier est un problème pour tous les chercheurs sérieux, aucun ne pouvant produire de document réellement antérieur à notre ère. Inversement, concernant l’hindouisme, on peut se demander si ce phénomène préchrétien très ancien est vraiment conforme à celui qu’on voit aujourd’hui, avec sa Trimurti, son Ramayana et son fanatisme politique. Malgré tout, on peut entrevoir ce que les Pères conciliaires voulaient dire au n° 2 : les cultes pré-chrétiens portent ou portaient des valeurs humaines-religieuses.
Ainsi, l’islam est traité à part ; Nostra Aetate ne dit pas que l’Islam porte de telles valeurs mais, au n° 3, tente de décrire ce que font ou croient les musulmans. Ils “adorent le Dieu unique… qui a parlé aux hommes”, dit le texte : on se situe donc dans la période historique post-(judéo)chrétienne. Le texte cherche encore à mettre en évidence des ressemblances extérieures quant au contenu des fois et cultes respectifs des musulmans et des chrétiens : Abraham, Jésus, Marie, jour du jugement, prière, aumône, jeûne.
Depuis 60 ans, ces ressemblances apparentes ont été ressassées mille fois – hormis, il est vrai, le jeûne, largement abandonné par les chrétiens d’Occident, et le jour du Jugement. Mais à chaque fois, ne faudrait-il pas préciser que l’Abraham de l’islam n’est pas celui de la Révélation, qu’il en va de même du Jésus de l’islam – et aussi de Marie, et de la prière, du jeûne (lié à la lumière du jour selon l’islam), et de l’aumône. Si l’on développait la question du Jugement, il faudrait préciser de même que la redescente islamique de Jésus sur la terre depuis le Ciel n’est pas sa manifestation dans la gloire telle qu’il l’a annoncée ; mais une telle question n’a intéressé quasiment personne, alors qu’il aurait été intéressant et peut-être même décisif de creuser les diverses interprétations qui sont données de ce « retour », et de les comparer en rapport avec le jour du Jugement.
Ce qu’on voulait faire dire aux textes
En tout cas, les faiblesses de Nostra Aetate n’infirment nullement la conclusion de Jacques Dupuis : le Concile porte un jugement critique et globalement non positif sur « les religions » comme telles – s’il y a un sens à parler de « religions », un concept qui regroupe artificiellement des phénomènes que tout oppose, tels que l’hindouisme et l’islam par exemple.
La lecture orientée de Vatican II apparaît encore avec le texte de Lumen Gentium ou Constitution dogmatique sur l’Eglise. Malgré ses ambiguïtés, ce texte ne permet aucunement de fonder cette affirmation de la théologie des religions, que nous empruntons à Jacques Dupuis, honneur oblige :
“La révélation chrétienne, à partir du témoignage de Jésus, s’exprime en une culture particulière, nécessairement relative. Elle n’épuise pas – elle ne peut épuiser – le mystère du Divin ; elle n’infirme pas non plus l’authentique révélation divine faite par l’intermédiaire des figures prophétiques des autres traditions religieuses” (ibidem, p.556).
Deux remarques doivent être faites immédiatement :
- on suppose que, durant deux mille ans, les chrétiens ne se seraient pas aperçus que le visage du Christ n’avait pas de portée universelle, mais au XXe siècle, des gens intelligents l’auraient remarqué enfin. Certes, on pourrait douter de l’universalité du christianisme occidental en tant qu’il a pu être lié aux entreprises coloniales ou en tant qu’il est marqué par le rationalisme ; si l’objection est celle-là – et tout indique qu’elle le soit –, elle tombe à faux ;
- car elle revient à ignorer les christianismes orientaux et, pire encore, à méconnaître la dimension anthropologiquement universelle de la culture hébréo-araméenne biblique – indépendamment du fait que celle-ci ait été suscitée ou au moins accompagnée par des interventions divines. Si cette culture n’offrait pas déjà une dimension universelle, l’apostolat des apôtres n’aurait pas eu un impact touchant toutes les cultures et tous les peuples facilement accessibles à l’époque (y compris la culture chinoise). Elle préparait l’expression universelle de Jésus lui-même, et même si l’on n’y croit pas, force est de constater que le témoignage rendu par les apôtres à cette Personne a eu une dimension multiculturelle.
C’est seulement si l’on réduit l’apport de Jésus à un message – comparable à celui de textes religieux anciens (préchrétiens) – que l’on peut faire de lui un prophète qui “n’épuise pas le mystère du divin”, et le ranger dans une panoplie d’hommes inspirés qui donnent tous un certain message « sur Dieu ». Ce qui constitue un beau cercle vicieux théologique. Au reste, si Jésus a donné un message, celui-ci n’est pas bouclé : les chrétiens attendent sa venue dans la gloire. Mais combien de théologiens l’attendent ?
Un texte qui se voulait équilibré
Voyons le passage difficile de Lumen Gentium (n° 16), relatif à ceux des non chrétiens qui sont des futurs sauvés :
“Tout ce que l’on trouve chez eux (apud illos) de bon et de vrai, l’Eglise le considère comme une préparation à l’Evangile (ab Ecclesia tamquam praeparatio evangelica aestimatur)”.
Que signifie “chez eux” ? À leur domicile ? Dans leurs traditions familiales ? Dans le cadre de leur « religion » supposée ou de leur culture ? L’édition latine renvoie en note à Eusèbe de Césarée, tandis que l’expression de preparatio evangelica constitue par elle-même un renvoi à un auteur antérieur encore : saint Irénée, évêque de Lyon de 177 à 202. À cette époque ancienne, on pouvait raisonner encore par rapport aux traditions cultuelles et religieuses préchrétiennes (qui commençaient fortement à disparaître cependant). Mais en 1964 ? Qu’y a-t-il de préchrétien encore dans le monde du XXe siècle ? Même les tribus les plus reculées de la jungle de Bornéo sont désormais (et depuis un siècle) en contact avec la pensée de notre monde façonné par le christianisme ou par les post-christianismes qui l’ont suivi. Le texte latin indique apud illos (plutôt que in illos, en eux) : l’accent est donc mis sur les traditions extérieures en tant qu’elles pourraient favoriser une ouverture à l’Evangile.
La tentation est grande, évidemment, de voir dans cette phrase non ou mal située historiquement une illustration de la thèse défendue par Jacques Dupuis. De fait, elle a été citée dans ce sens-là des milliers fois ou plus encore, depuis 60 ans. Or, quelle que soit la maladresse de la phrase, une telle lecture est contredite par la phrase suivante du même numéro 16 :
“Bien souvent (saepius, plus souvent), malheureusement, les hommes, trompés par le démon, se sont égarés dans leurs raisonnements, ils ont délaissé le vrai Dieu pour des êtres de mensonge, servi la créature au lieu du Créateur (cf. Rm 1,21.25) ou bien, vivant et mourant sans Dieu dans ce monde, ils sont exposés aux extrémités du désespoir” (Lumen Gentium n° 16).
On pourrait parler presque de contradiction : les traditions actuelles, culturelles ou religieuses, sont-elles des préparations évangéliques ou des mensonges inspirés par le démon ? Cette seconde phrase n’est quasiment jamais citée, alors qu’elle empêche de lire la première dans le sens de la « théologie des religions » actuelle. Une autre phrase du même numéro offre également une occasion de lecture biaisée :
“Le dessein de salut englobe aussi ceux qui reconnaissent le Créateur, et parmi eux, d’abord, les Musulmans qui, déclarant avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique (Musulmanos, qui fidem Abrahae se tenere profitentes, nobiscum Deum adorant unicum), miséricordieux, qui jugera les hommes au dernier jour”
Se basant sur des traductions erronées déjà anciennes plutôt que sur le latin, la première édition française (corrigée ensuite) du Catéchisme de l’Eglise Catholique donnait à lire : “Le dessein de salut enveloppe également… les musulmans qui professent la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, etc.”. L’islam serait-il héritier de la foi d’Abraham ? Ce n’est pas ce que dit le texte latin (indiqué entre parenthèses), qu’ont signé les Pères conciliaires : les musulmans… disent avoir la foi d’Abraham – car dans la réalité, tel n’est pas le cas [1].
Clefs manquantes et clefs déformantes
Pour être complet, il faut citer encore ce passage du n° 9 du décret Ad Gentes, Sur l’activité missionnaire de l’Eglise :
“Tout ce qui se trouvait déjà de vérité et de grâce chez les nations comme par une secrète présence de Dieu, elle [l’annonce de la foi] le délivre des contacts mauvais et le rend au Christ son Auteur, qui détruit l’empire du diable et arrête la malice infiniment diverse des crimes. Aussi, tout ce qu’on découvre de bon semé dans le cœur et l’âme des hommes ou dans les rites particuliers et les civilisations particulières des peuples, non seulement ne périt pas, mais est purifié, élevé et porté à sa perfection pour la gloire de Dieu, la confusion du démon et le bonheur de l’homme”.
Les analyses données plus haut valent pour ce passage qui évoque davantage la situation que les apôtres ont rencontrée que celle du monde d’aujourd’hui marqué par les post-christianismes. Une fois de plus, on voit que, liés à leur théologie occidentale conceptuelle, les Pères ne parvenaient pas à dire ce qui a changé dans le monde depuis le Ier siècle de notre ère. L’originalité de ce passage est de mentionner ce qui est bon “dans le cœur et l’âme des hommes” (les autres textes ne le font pas explicitement). Bien sûr, l’annonce du salut chrétien fait appel à ce qu’il y a de meilleur en l’homme, pas à ce qui se trouve en lui de mauvais.
On peut donc conclure effectivement que le Concile a porté un jugement critique et globalement non positif sur « les religions » ou sur l’athéisme comme tels mais, bien sûr, pas sur les personnes qui se réclament de tel ou de tel courant [2]. Mais cette constatation objective ne s’impose pas encore, hélas.
En novembre 2013 sortait l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium. Certains de ses passages ont choqué des chrétiens, en particulier les chrétiens d’Orient et les chrétiens issus de la culture ou de la foi islamique. Or, une interrogation surgit : ces passages étaient-ils déjà dans la version prête en juin 2013 ? Ont-ils pu être rajoutés après ? La question est légitime car leur étude montre clairement qu’ils ne sont pas de la main du Pape François. On constate en effet qu’entre les n° 241 et 258 (qui doivent être lus à la suite l’un de l’autre), quatre blocs de texte ont été insérés après coup (c’est-à-dire les n° 242 à 257). C’est dans un de ces n°, le 253, qu’on peut lire cette affirmation si discutable [3] : “Le véritable islam… s’oppose à toute violence”. Saurait-on à Rome quel est le vrai et le faux islam ? Ou bien le problème est-il mal posé ? À part quelques pervers, personne n’aime la violence pour elle-même et personne ne la prône ainsi. La vraie question ne serait-elle donc pas plutôt : quel est l’objectif de l’islam, dont le nom même signifie soumission ? Si tel est l’objectif, n’entraîne-t-il pas nécessairement l’emploi de la violence, d’abord contre l’intelligence et l’esprit puis contre les corps ?
En fait, si l’on en croit Sandro Magister, ce ne serait pas la première fois que le Pape François se faisait piéger par l’écrit (souvent parce qu’il ne relit pas, ou pas attentivement).
Il apparaît donc que, 60 ans après, on ne reçoit toujours pas les textes conciliaires tels qu’ils ont été écrits, et avec l’intelligence de tenir compte de leurs limites. Mais plutôt à travers des clefs de lecture déformantes.
P. Edouard-M. Gallez
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[1] Selon Daniel Moulinet, c’est grâce au P. Michel Cancouët, expert au concile, que la formule première « musulmans qui professent la foi d’Abraham » a été corrigée – ceci explique sans doute que la première traduction française des textes conciliaires (couverture rouge) portait toujours cette faute, d’où peut-être aussi qu’elle ait été recopiée dans la première édition du CEC
(Michel Cancouët, l’Afrique au Concile, journal d’un expert, Collection Mémoire Commune, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p.16 note 13).
[2] Sortent du cadre de cette étude les passages conciliaires qui voulaient aborder la question : comment Dieu fait-Il pour sauver les hommes ? C’est souvent aussi à cause d’une lecture biaisée de ces passages qu’on a exalté la valeur des « autres religions » en les promouvant au rang de voies de salut, et donc, par contrecoup, qu’on a lu dans les passages évoquant « les religions » ce qu’ils ne disaient pas.
[3] On a pu entendre des opinions semblables de la bouche d’à peu près tous les politiciens occidentaux au pouvoir. Étaient-ils sincères, ou bien contribuaient-ils, sciemment ou non, à manipuler les musulmans en les enfermant dans une mentalité d’exaltation victimaire ? La question doit être soulevée.
La note 1 me sidère. Ainsi, il a fallu la vigilance d’un expert, le P. Cancouët, pour que le texte de Lumen Gentium ne dise pas cette aberration !
Comme ce texte avait été préparé en français (il n’a donc pas été traduit du latin au français), on peut comprendre pourquoi ses premières éditions en français continuaient d’afficher cette erreur. Et aussi pourquoi celle-ci s’est retrouvée dans le CEC qui, lui aussi, avait été préparé majoritairement en français (les Cardinaux Ratzinger et Schoenborn maîtrisent notre langue).