Syrie, Pâques 2025, lettre des « Maristes bleus »
Comme nous l’avons déjà fait, nous reproduisons, avec son autorisation, la lettre de Nabil Antaki, responsable des Maristes Bleus : LETTRE D’ALEP N° 50 — Alep, le 14 avril 2025. Titre : TRANSITIONS
Les prêcheurs de haine sont bien réels, en Syrie mais aussi sur Al-Jazeera, le grand média du Qatar. Mais les chrétiens, eux, bâtissent l’avenir.
D’après les médias mainstream, vue d’une partie de Damas en 2025 qui
n’a jamais pu être reconstruite (à cause des sanctions US et européennes)
Chers amis,
Vous avez été très nombreux à nous réclamer une nouvelle lettre pour avoir de nos nouvelles. Nous vous remercions pour votre sollicitude.
Nous attendions de voir plus clair pour vous écrire.
Depuis notre dernière lettre N° 49 du 1er octobre 2024, nous vivons une double transition. L’une, pour la Syrie, compliquée, dangereuse et inquiétante pour l’avenir et l’autre, pour les Maristes Bleus, plus douce et moins compliquée.
Comme vous le savez, la Syrie passe par une période transitoire durant laquelle va se décider son futur et l’avenir des Syriens. En effet, le 8 décembre 2024, 17 groupes rebelles armés islamistes sous la direction de HTC (Hayaat Tahrir al Cham, groupe islamiste anciennement connu sous le nom de Al Nosra) ont pu renverser le régime et prendre le pouvoir ; ils ont réalisé en 13 jours ce qu’ils n’ont pas pu faire en 13
ans !!??
Au début, Il y a eu un grand soulagement de la population avec l’annulation du service militaire obligatoire qui pouvait durer jusqu’à 9 ans, la libération des prisonniers, la suppression des diverses services de renseignement et de la 4eme brigade dont la fonction principale était de racketter les citoyens. La parole, brimée pendant 63 ans, a été libérée et les Syriens se défoulent en public et sur les réseaux sociaux après une privation de plus de 60 ans.
Un immense désordre a suivi : abolition de la constitution, dissolution du parlement, de l’armée et de la police, licenciement de plus de 300 000 fonctionnaires, arrêt des services de l’administration pendant plus de 3 mois.
Le leader de HTC, Ahmad Al Charaa, a été nommé président intérimaire de la République par les représentants des groupes armés ; il a proclamé une période de transition de 5 ans et a annoncé une feuille de route qui consiste en :
- Une conférence nationale de représentants de toutes les composantes
de la Syrie : celle-ci a eu lieu avec 600 personnes, a duré seulement une
journée et a publié un communiqué avec de belles résolutions
préparées à l’avance. - La proclamation d’une déclaration constitutionnelle qui ferait fonction
de constitution provisoire pour la période transitoire. Un régime
présidentiel a été décidé ; le président, obligatoirement musulman, a
tous les pouvoirs même celui de nommer les membres du futur organe
législatif ; la jurisprudence musulmane (Fikh) est la principale source
des lois. - Un gouvernement de transition de 23 ministres a été nommé ; il
comprend un représentant de chacun des 4 groupes ethnoreligieux
minoritaires : alaouite, chrétien, druze et kurde et une femme
seulement, une chrétienne. Les 4 ministères régaliens sont restés aux
mains des proches du président, membres de HTC. - La nomination prochaine d’un organe législatif qui légifèrerait pendant
la transition et un comité pour la rédaction d’une nouvelle constitution
et enfin des élections législatives et présidentielle seront organisée
dans 5 ans.
Si, sur la plan politique, les choses sont maintenant claires quoique inquiétantes, il n’en est pas de même sur le plan militaire. Le nouveau régime ne contrôle qu’une partie de la Syrie ; le Nord-Ouest est sous le contrôle des Turcs, les 2 provinces du sud, Daraa et Sweida sous le contrôle de milices locales et Israël qui a profité de la situation pour bombarder et détruire les aéroports militaires et les dépôts d’armes de l’armée syrienne en plus d’occuper une partie du territoire frontalier.
Dans les derniers jours, un accord a été conclu avec les forces démocratiques syriennes (kurdes) qui contrôlent la partie Nord-Est de la Syrie appuyés par les Américains, et avec la communauté druze qui contrôle Sweida.
L’économie, déjà moribonde après des années de guerre, est maintenant à l’agonie. Nous vivons une crise insupportable : Plus d’un million de personnes supplémentaires au chômage sans salaire depuis 4 mois (tous les éléments de l’armée et de la police qui ont été dissoutes, 300,000 fonctionnaires licenciés) ; une augmentation du prix du pain, des transports et autres produits essentiels ; aucune amélioration, pour le moment, des services publics comme l’électricité qui n’est fournie que 2-4 heures par jour. Le soutien des pays occidentaux et arabes au nouveau régime et les promesses d’aide n’ont pas été concrétisés pour le moment.
Les crimes et les vols ont augmenté à cause de la pauvreté et de l’absence de la police. Les exactions, meurtres et violences ont lieu tous les jours contre les membres de certaines communautés ou les gens soupçonnés d’être liés à l’ancien régime.
Le ratissage de la région côtière à la recherche des « résidus » de l’ancien régime, début mars, a tourné au massacre à l’encontre des alaouites et aussi des chrétiens : exécutions sommaires ; entre 1,600 et 6,000 personnes tuées ; actes qualifiés d’individuels par les nouvelles autorités mais leur nombre et leur répétition nous font penser que, pour le moins, ils ne contrôlent pas leurs troupes. La justice transitionnelle pour juger les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité tant de fois annoncée par les nouvelles autorités n’est toujours pas en place ; elle devrait juger, selon les officiels, les crimes commis par l’ancien régime seulement ; pourtant, elle devrait juger tous les crimes commis de part et d’autre.
Les autorités, quoique islamistes, ont un discours très modéré et bienveillant et n’ont pris aucune mesure discriminatoire envers les différents groupes ethniques et religieux. Les mots « liberté », « souveraineté » et « égalité » reviennent souvent dans leurs déclarations mais jamais « démocratie » ou « état laïque ».
Toutefois, le comportement de leurs troupes sur le terrain est très inquiétant vu leur volonté d’islamiser le pays : utilisation du mot « kafir » (infidèle) pour parler des non-musulmans et même des non-sunnites, incitation à porter le voile et à séparer les hommes des femmes dans les lieux publics, etc.
Quel sera l’avenir de la Syrie ? avec les autorités actuelles, ce sera sûrement un état islamiste. Nous espérons toutefois que ce sera un islamisme modéré à la turque et non un islamisme extrémiste à l’afghane.
Notre rêve d’une démocratie avec séparation des 3 pouvoirs, d’un état de droit, d’un régime laïc non confessionnel est en train de s’évanouir. Nous craignons de remplacer une autocratie oligarchique par une autocratie islamique. Les chrétiens sont très inquiets pour leur avenir ; l’émigration est leur principal désir, comme par le passé, mais pour des raisons différentes.
La 2ème transition est moins difficile et plus sereine. Comme nous vous l’annoncions dans notre lettre d’Alep No 49, nous avons nommé une nouvelle équipe de direction chez les Maristes Bleus. Après avoir fondé et dirigé pendant 12 ans les Maristes Bleus, Leyla, Fr Georges et moi avons décidé de passer le relai à une équipe plus jeune capable d’assurer la pérennité de notre groupe. La transition se passe normalement avec parfois des tensions mais plus souvent sereinement.
Après une pause de 2 semaines en décembre à la suite des évènements, nous avons repris nos activités. Notre présence, nos projets et nos programmes sont maintenant, plus que jamais, nécessaires.
Nous poursuivons nos projets de secours pour aider les gens à survivre ; pour ne citer que quelques-uns : distribution de paniers alimentaires mensuels à 1100 familles, loger environ 150 familles, aider plus de 200 personnes chaque mois pour leurs soins médicaux, nourrir 260 seniors de plus de 80 ans qui vivent seuls (projet « Pain Partagé), donner leur ration mensuelle de lait à 2000 enfants de moins de 9 ans (projet « Goutte de lait »).
Nos programmes éducatifs font le bonheur des bénéficiaires : « Je veux Apprendre » pour 120 enfants de 3 à 6 ans, « Seeds » pour le support psycho-social de 600 enfants et adolescents, « MIT » pour les adultes, « Coupe et Couture » pour un groupe de 40 femmes chaque 4 mois, « Aide Scolaire » pour plus de 200 élèves.
Quant à nos projets de développement, ils continuent malgré les difficultés de la situation. « Heartmade » confectionne de très belles pièces à partir de restes de tissus. Le programme des « Micro-Projets » enseigne aux adultes comment réussir un micro-projet et finance les meilleurs projets. Quarante apprentis apprennent, pendant 2 ans, un métier avec un professionnel dans le cadre du programme de « Formation Professionnelle ». Nous voulons que les jeunes apprennent à pêcher plutôt que de leur donner du poisson. La liste d’attente des candidates au projet « Développement de la Femme » est très longue et montre l’enthousiasme des femmes de chez nous à saisir toutes les opportunités pour s’épanouir.
La Fondation allemande Stephanus pour les chrétiens persécutés et en danger a décerné son prix annuel 2025 aux Maristes Bleus en honorant ses trois fondateurs. Le prix m’a été remis lors d’une cérémonie qui s’est tenue en marge de la convention annuelle de la société internationale des droits de l’Homme qui s’est tenue à Bonn le samedi 29 mars et à laquelle j’ai participé en livrant un aperçu sur la situation actuelle en Syrie. Lors de la réception du prix, voici ce que j’ai déclaré : « Ce soir, je ne reçois pas ce prix pour moi seul. Je le reçois au nom des trois fondateurs des Maristes Bleus, mon épouse Leyla, frère George et moi-même, ainsi qu’au nom de tous ceux qui ont travaillé sans relâche à nos côtés. Cette reconnaissance revient aux nombreux bénévoles, collaborateurs et bénéficiaires qui sont devenus une famille, unie par la foi, l’espérance et un engagement indéfectible au service des personnes dans le besoin. En acceptant ce prix, je le fais avec un engagement renouvelé. Cette reconnaissance renforce notre détermination à poursuivre notre travail et à contribuer à préserver la présence chrétienne en Syrie, non seulement comme un souvenir historique, mais aussi comme une foi vivante qui continue de rayonner ».
Bien que le peuple syrien soit un champion de la résilience, 14 années de guerre, de sanctions, de privations, de crise économique, de pauvreté, de pénurie et de tremblements de terre ont érodé son optimisme. Les Syriens sont désespérés, et pour beaucoup, l’espoir est mort et enterré. Au milieu de tant de souffrances, nous, les Maristes Bleus, fournissons nourriture, éducation, aide médicale, emplois, etc., non seulement pour répondre aux besoins immédiats, mais aussi pour restaurer la dignité et l’espoir.
Malgré l’incertitude concernant l’avenir et l’inquiétude quant au futur, nous estimons que nous devons continuer à nous battre pour un avenir meilleur et à résister contre le désespoir, le pessimisme et l’angoisse.
Bientôt, nous célèbrerons Pâques, la fête de la résurrection, la fête de l’Espérance. Puisse-t-elle insuffler en chacun de nous ce supplément de foi qui permet d’espérer.
Bonnes et Joyeuses Pâques
Alep, le 14 avril 2025
Nabil Antaki
Pour les Maristes Bleus