Rencontrer le Christ : les deux dimensions plénières

« Rencontrer » le Christ : qu’est-ce à dire ?

P. Édouard-Marie
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Spontanément, tous les convertis disent : « J’ai rencontré Jésus ». Que veulent-ils dire ?

Ce qui est mystérieux, ce n’est pas seulement le fait qu’il s’agisse de Jésus, mais déjà le fait en soi de la rencontre. Car le mot « rencontre » est un mot moderne, qui n’apparaît qu’au cours du 18e siècle aussi bien dans les langues latines que germaniques, et sans doute dans d’autres langues encore à la même époque [1].

Auparavant, les convertis ne pouvaient que dire : « J’ai trouvé Jésus », ou « j’ai connu Jésus ». Dans le premier cas, on a envie de leur demander « où ? », et dans le second « comment ? ». Un mot manquait, et ce manque a sérieusement handicapé la théologie ancienne, latine ou grecque.

Un mot pour dire quoi ?

Il y a une différence entre croiser une personne dans la rue et la « rencontrer ». Quand on croise simplement une personne, même si on la remarque, il ne se passe rien. Mais si l’on s’arrête et qu’on échange avec cette personne, il se passe quelque chose : un échange. Dès lors, quelque chose est changé en moi et aussi en l’autre. Bien sûr, les choses peuvent se passer mal et finir en bagarre : dans le verbe « rencontrer » (begegnen, συναντώ), il y a l’adverbe « contre » (gegen, αντί). Ou au contraire, tout se passe si bien qu’en ancien français, on parlait de se « marier contre un(e) tel(le) ». Le verbe a été inventé à partir de là, il permet d’exprimer un vécu bien particulier.

Qu’est-ce qui est changé en moi et en l’autre personne ? C’est indéfinissable précisément, cela dépend de beaucoup de choses (circonstances, passé, …). Si donc le mot de rencontre est trop flou pour constituer un vrai concept, il signifie au moins que quelque chose a influencé ma « personne » en même temps que celle de l’autre ‒ le terme de « personne » étant lui-même un mot inventé (non au 18e siècle mais dès le 3e ou 4e)[2] en vue de mettre en lumière notre devenir : nous sommes des individus doués de raison et surtout de relations, donc perfectibles. Ce sont les chrétiens qui ont inventé ce mot. Il convient également pour dire les relations dans la Vie même du Dieu Un qui S’est révélé en trois « Personnes » qui, elles, sont parfaites (elles qui n’ont pas besoin de perfection).

En fait, ce sont également des chrétiens (occidentaux) qui ont inventé le mot « rencontre », notamment pour dire que la « rencontre » de Jésus change quelque chose dans notre vie et en nous ‒ et plus qu’un peu. En araméen, un tel mot existait déjà, pour ainsi dire : qurbanah c’est-à-dire le fait d’aller jusqu’à toucher ou à être touché ; ce mot a été retenu pour désigner ce qu’en Occident on a appelé « Messe ». Le mot de « messe », lui, ne veut rien dire ; imaginons que le mot de « rencontre » ait existé dès le 2e siècle : il aurait été certainement utilisé pour dire que le dimanche, les chrétiens vont « à la Rencontre ». Le terme se définirait par lui-même : toucher / être touché par Dieu. C’eût été merveilleux …

Chaque « rencontre » de Jésus est un vécu unique mais également relatif. Plutôt que de tenter de mettre en lumière des traits qui seraient communs aux témoignages des convertis ou même à ceux d’autres personnes, il paraît plus opportun de regarder en quoi toutes ces rencontres annoncent une Rencontre plénière. Car les rencontres de Notre-Seigneur ici-bas ne sont jamais absolues : elles sont manifestement des avant-goûts de quelque chose qui ne peut avoir lieu que hors du cadre de ce monde actuel.

Préparer une Rencontre plénière

Il faut donc parler de Rencontre plénière de Jésus, dont celles de notre vie terrestre sont pour ainsi dire des préparations. Cette Rencontre qui nous attend peut avoir deux « formes » plénières :

la première est celle qui, dans la « profondeur de la mort » (Catéchisme de l’Église Catholique n° 635)[3], attend l’âme de tout défunt face à l’âme du Christ « descendu aux enfers » (selon la terminologie traditionnelle), une rencontre liée au Salut, car on ne peut aller vers le Père que par celui dont le nom signifie « Il sauve » (ou « Salut » en hébreu) ; [4]
la seconde est celle qui attend historiquement ceux qui seront sur terre au moment où paraîtra le Christ en tant que « Fils de l’Homme », selon les mots de la prophétie de Daniel 7,13 et d’innombrables annonces des évangiles, et ce sera une rencontre de Jugement pour d’aucuns mais de salut-vivification pour ceux qui l’auront attendue et auront souffert de l’Anti-christ (He 9,28).

Il s’agit de deux choses différentes, qui ne se superposent ni ne se mélangent : la destinée personnelle par-delà la mort et le jugement de l’humanité, ce n’est pas pareil, même si l’on peut souligner des analogies entre l’une et l’autre, comme on va le voir, et que l’expérience de la rencontre du Christ au cours de notre vie sur terre tient un peu des deux, déjà. Certes, il faudrait (re)donner ici tout un enseignement autant sur l’une que sur l’autre de ces deux « formes » plénières de la Rencontre de Jésus ; nous ne pouvons que renvoyer ici aux trop rares études sérieuses qui en parlent.[5]

Étant présumée une certaine connaissance de ces deux dimensions de la Rencontre et donc du Salut, il est possible de voir l’analogie qui apparaît entre elles, sans risque de mélange. Au demeurant, ceux qui vivront sur terre au moment de la manifestation glorieuse du Christ ou « seconde Venue » connaîtront les deux : celle, collective et impressionnante, du Christ venant comme « Fils de l’Homme » et Juge, et plus tard, après la fin de leur vie terrestre, l’autre rencontre plénière, personnelle celle-là, du Christ « descendu aux enfers ».

Les écrits d’Irénée de Lyon suggèrent une analogie dont on peut tirer ce tableau :

[6]

Pour certains, une difficulté tiendrait à la nature de la Rencontre du Christ, quelle que soit sa « forme » ou son temps : une rencontre de Lumière ou dans la Lumière (peu importe), ce serait trop simple. C’est que le Salut est simple aussi : la lumière du Christ éclaire les ombres ‒ les turpitudes ‒ de la vie passée, on ne peut plus se mentir ou faire semblant. La seule chose que l’on puisse faire alors est de demander pardon, ce qui permet de commencer à aller vers cette Lumière. Dans les meilleurs des cas. Car si l’on refuse de demander pardon, la Rencontre tourne mal : on va fuir la lumière (Jn 3,21).

“Ce que Tu as caché aux sages et aux savants, Tu l’as révélé aux tout-petits”, dit Jésus au Père (Matthieu 11,25). Tout est simple pour ceux qui veulent bien comprendre.

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[1] La recherche est aisée à mener quant à l’apparition du mot « rencontre » et à son acception modernes ; elle est plus complexe concernant le verbe ὕπαντώ-upantaô, aller au-devant de (par ex. pour une armée) que l’on trouve dans les évangiles en grec et qui est traduit en français par « rencontre » : de la sorte, on pourrait croire qu’en plus du sens ancien, il porte le sens moderne du mot, à la fois extérieur et intime. Ce n’est pas le cas.
Voici les occurrences. En Mt 8,28; Jn 4,51; 11,20,30 il rend l’araméen ˀrˁ  (ܐܪܥ ‒ he. וארע), être confronté à, advenir, aller vers, ainsi que sous la forme du substantif upantèsis (Mt 8,34; 25,1; Jn 12,13). Cependant, upantaô rend également une fois l’araméen pgˁ ܦܓܥ (advenir, tomber sur, Lc 8,27) et une autre fois npq ܢܦܩ, (sortir au-devant de, Jn 12,18).
Si ce terme grec recouvrait le sens moderne intime de rencontre (comme en grec moderne, précisément), il rendrait parfois la racine araméenne qrb, aller jusqu’à toucher ou être touché : ce sens est justement capital en théologie pour exprimer le mystère de la rencontre du Christ (le mot de ܩܘܪܒܢܐ, qurbanah, désigne la Rencontre par excellence qu’est la « Messe »).
Ainsi, il n’existait pas de mot en théologie ancienne, latine ou grecque, pour dire ce qu’on entend aujourd’hui par « rencontre » – et cette lacune n’est même pas encore comblée de nos jours : ce mot (au sens moderne) n’est toujours pas utilisé par les enseignants en théologie, qui sont rarement des chercheurs.

[1′] Tandis que le Grand-Prêtre n’entrait qu’une fois par an dans le Saint des Saints du Temple, « le grand-Prêtre qui siège à la droite du trône de Majesté dans les Cieux… est devenu le ministre (araméen : mǝšamməšānā, administrateur) du Temple saint (də-ḇēyṯ qūḏšā) et de la Tente véritable (wa-ḏ-maškənā da-šrārā) que Dieu a façonnée et non pas un humain » (He 8,1-2). Son corps est le nouveau Temple (Jn 2,19).
Ainsi « Le Messie… Grand-Prêtre… est entré dans la tente grande et parfaite (lə-maškənā rabbā wa-mšalmānā) » (He 9,11), « dans le Temple saint (lə-ḇēyṯ maqdəšā) avec son propre sang » (He 9,12).

[2] Au début du 6e siècle, Boèce a essayé de définir ce qu’est la « personne », il en a donné six ou sept définitions (ce n’est pas simple). Ce n’est pas lui qui a créé le mot, il a contribué à le vulgariser.

[3] Introduit par le rappel que Jésus lui-même est descendu dans le “mystère de la mort” et que par lui “l’évangile a été également annoncé aux morts” (1P 4,6), le n° 634 constitue, avec le n° 635, le cœur de la compréhension de la section du CEC consacrée à la Descente aux enfers :
“La Descente aux enfers est l’accomplissement, jusqu’à la plénitude, de l’annonce évangélique du salut. Elle est la phase ultime de la mission messianique de Jésus, phase condensée dans le temps mais immensément vaste dans sa signification réelle d’extension de l’œuvre rédemptrice à tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux, car tous ceux qui sont sauvés ont été rendus participants de la Rédemption” (n° 634).

[4] Il n’y a de difficulté que si l’on ne voit pas qu’il se passe réellement quelque chose dans l’au-delà, cf. eecho.fr/mystere-de-la-mort-et-rencontre-du-christ-objection/.
Autant regarder d’abord eecho.fr/lame-du-christ-rencontre-t-elle-chaque-defunt/ ou eecho.fr/eclaircir-un-peu-ce-qui-concerne-lau-dela/.
Concernant la « venue glorieuse », appelée également du mot grec « Parousie », et le Jugement qui l’accompagne : eecho.fr/le-jour-du-jugement-ce-quil-est-ou-nest-pas/ ou eecho.fr/venue-glorieuse-difficulte-factice-et-comparaisons-eventuelles, ou encore eecho.fr/retour-du-christ-quelques-reflexions-de-fond, eecho.fr/antichrist-et-monde-apres-la-venue-glorieuse-discussions, et la playlist youtube.com/watch?v=l8_koPIMyBM&list=PLsIIgGqUVov8PYD08Z43PBqzwRWCEddkJ.

[5] Voir en particulier : ‒ Françoise Breynaert, Bonne Nouvelle aux défunts, perspective pour la théologie des religions, Via Romana, 2014, 262 pages ;
‒ Idem, La Venue glorieuse du Christ [www.eecho.fr/parution-le-christ-viendra-en-roi-et-juge/], éd. du Jubilé, 2016, 256 pages (Presentation-1-page PDF) ;
‒ Christian Wyler, La Parousie et sa spiritualité [https://www.eecho.fr/venue-glorieuse-et-spiritualite-orientale/], éd. Grégoriennes, février 2021, 192 pages.

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[6] Une autre analogie du devenir global de l’humanité est possible, se fondant sur ce qui est déjà vécu sur cette terre par le baptisé (et qui concerne aussi la « préparation à l’Éternité » ) :

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