Recension Froger 2024: Moïse et Oedipe


par Marion DuvauchelTexte PDF.

C’est parce que, dans ce qu’on appelle les « mythes », les hommes projettent des données internes lorsqu’ils parlent des « dieux » ou des « divinités », qu’Œdipe est « une source de connaissance de première grandeur » : c’est le premier des partis pris du dernier livre de J.F. Froger. Et puisque le mythe d’Œdipe vient de la Grèce, plutôt que se plonger dans la lecture de la Métapsychologie de Sigmund Freud ou dans Moïse et le monothéisme, relisons donc les tragédies de Sophocle (Œdipe roi, Œdipe à Colone), la source première du mythe bien avant les élucubrations des psychanalystes viennois. Car « Freud a rendu très célèbre le meurtre d’un père (Laïos) en faisant jouer inconsciemment l’horreur du parricide, mais en promouvant cet exemple comme un paradigme universel : tout fils devrait vouloir au moins inconsciemment, tuer son père et épouser sa mère. Il fait oublier que ce meurtre et cet inceste sont dans leur principe le résultat de la volonté meurtrière du père sur son fils nouveau-né, avec le consentement de la mère » (p. 227). Funeste oubli qu’il convenait de réparer.

Le mythe, nous dit-on dans ce livre, parle « de structures inconscientes en l’homme, et des structures qui ne varient pas ». Ce n’est pas tout de le dire, il faut expliquer. Deux questions se posent : « tous les comportements sont-ils liés à la vie psychique ? Tout comportement est-il interprétable » ? À la première question, la réponse est non. Tiens donc, il existerait des comportements tout à fait indépendants de la vie psychique ? Chez l’homme, tous les comportements signifiés par des signes corporels sont liés à la vie psychique et c’est pourquoi quand nous voyons un homme, nous voyons « une âme ». Le mythe reflète l’état de l’homme mais dans « une sorte de moyenne universelle ». Le « parti pris » va donc consister à regarder les images du mythe, à tenter d’en comprendre le sens et pour le cas qui nous occupe, répondre à la question :  de quoi Œdipe est-il donc la figure ?

La question engage aussi la philosophie. « On ne peut parler d’homme qu’au moment où potentiellement la conscience et la liberté sont possibles ». C’est ce à quoi la philosophie classique, globalement, a tenté de répondre jusqu’au moment où elle a abdiqué, frappée en son cœur même par ce que Freud appelait les blessures narcissiques : Marx, Darwin, et … Freud lui-même. Avec Moïse et Œdipe, foin de blessures narcissiques, foin de toute la littérature psychologique et psychanalytique supposée nous éclairer sur nous-mêmes et nous aider à vivre, il faut réfléchir : « Le seul problème psychologique consiste donc à déterminer, à connaître, la forme psychique permettant une telle naissance. C’est ce passage-là qui réordonne toute la vie antérieure et lui donne un sens. Sinon, il n’y a aucun critère de santé psychique ». Et le mythe d’Œdipe nous offre une image de ce passage et même tout le récit de la naissance à la mort conduit à ce passage, qui est une « assomption ».

Doit-on poser a priori un modèle conceptuel de l’Homme pour analyser son comportement à l’aide de ce modèle ? Peut-on se passer de modèle ? La question n’a rien d’oiseux, elle est même l’occasion de mettre deux ou trois choses au point : non, nous ne sommes pas des animaux récepteurs. A côté des découvertes précieuses (le style oral), l’idée que Marcel Jousse imposait comme une nécessité théorique – l’homme est un composé humain- est erronée. Et pour cause, ce serait admettre que l’homme est (n’est que) ce fameux animal raisonnable ayant un corps et une âme, héritage d’Aristote assumée dans la philosophie scolastique, stérilisante sur ce point car alors « aucune synthèse ne peut plus rendre compte de son unité ». Piégée au fond de cette impasse, l’anthropologie chrétienne s’y est enlisée.

Il faut donc lire le mythe selon la méthode de M. Froger : une interprétation qui tienne compte de la symbolicité des images pour répondre à la question « de quoi Œdipe est-il le symbole « ? Pour cela, seront examinées et expliquées les « images « constitutives de cet improbable et inconfortable récit, de la naissance à la mort : « les pieds du roi », « La mère d’Œdipe », « Le choix ou la flèche d’Apollon », « la Sphinge », autant de chapitres. Mais aussi : « Les bâtons et leur usage », où apparaît plus nettement la méthode comparative. Œdipe, contrairement à Moïse, ne soupçonne pas l’usage vrai du bâton. Il s’en sert d’abord comme arme (comme on se servirait d’un gourdin) pour tuer le gêneur qui lui interdit le passage, (et qui s’avère être son père génétique) puis comme bâton de vieillesse, comme « soutien à sa déficience génétique ».

Puisqu’il est question de la vie psychique, il faut examiner les conditions et circonstances de la naissance et les « décrets de mort » qui pèsent sur celles-ci : pas seulement sur celle d’Œdipe (Œdipe à Colone) ou même sur celle de Moïse mais aussi sur celle de Jésus. Chapitre essentiel qui nous donne un premier « modèle » de la vie affective humaine, tiré de l’interprétation des images qui organisent la mort d’Œdipe, comme autant de symboles inconscients de cette vie affective : le liquide (l’inconscient), le texte (la rationalité) et le contrat (la vie sociale).

Comme nul ne saurait l’ignorer, pour naître, il faut la mère, mais il faut aussi le père. Or, ce que la doctrine freudienne a passé sous silence, c’est la faute à l’origine de cette tragédie : l’amour homosexuel de Laïos, le père d’Œdipe. C’est l’objet en particulier du chapitre XIII, « Faire face à la Sphinge », chapitre audacieux pour ne pas dire risqué, (chapitre un peu technique aussi) puisqu’il s’agit de montrer comment le mythe « dévoile subtilement une relation entre l’inceste et l’homosexualité » en même temps qu’il fournit « une description des fondements psychiques de l’homosexualité en tant que refus de la conception, puis refus du concept et débordement des représentations mentales ». L’homosexualité, nous dit l’auteur, c’est le refus de l’altérité dans la distinction. Si Laïos refoule sa transgression, Œdipe accomplit le refoulement de ce refoulement. Il ne lui restera plus qu’à s’aveugler à son propre aveuglement, dans une image à la structure symétrique et inverse. Ouf…

Et Moïse ?

Bien des chapitres sont en effet consacrés au malheureux roi de Thèbes et déploient pour chaque symbole ou événement de sa vie malheureuse une analyse minutieuse. C’est qu’il faut libérer Œdipe de Freud, ce n’est pas la moindre des vertus et des ambitions de cet ouvrage. C’est aussi que le mythe grec ne se comprend pleinement qu’au regard de l’autre système d’images, celui de la Révélation. Il y a de la pédagogie dans cette exposition en seize chapitres et elle a à voir avec les partis pris de l’auteur. Ainsi, la Sphinge et le Buisson ardent sont les deux figures antinomiques de l’homme confronté à l’énigme de sa propre nature. Œdipe nous révèle l’homme œdipien : celui « qui prend sa raison dévoyée pour sa propre inspiration ». Moïse montre le processus de libération (ch. XIV) qui commence avec la « Sortie d’Égypte » où l’on voit repris un ensemble d’images avec lesquelles nous sommes désormais familiarisées, puisque nous avons parcouru les trois quarts du chemin et des chapitres.

Comme le souligne le préfacier ( le père Lopez Saez), trois langages s’éclairent ainsi réciproquement : celui du mythe grec, celui de la figure mosaïque et celui qui est propre à la Révélation chrétienne. « Le langage employé par l’homme achevé pour se faire comprendre de ceux qui ne le sont pas est précisément le langage symbolique, parce que ce langage est celui même de l’âme-en- relation-au-monde ». C’est le langage de Jésus, mais c’est aussi le langage des images de la Révélation.

Nous pouvons alors suivre « l’itinéraire des plaies », itinéraire de régénération de la totalité du psychisme humain décrit selon la structure que les lecteurs de M. Froger connaissent : la structure quaternaire. Cet « itinéraire » nous fait parcourir, par étapes, un chemin de connaissance qui est un chemin de guérison, et donc de liberté.

Ce livre s’adresse à tous ceux qui ne consentent pas à l’idée de l’homme imposée depuis que ces trois plaies mentionnées plus haut, enfoncée dans les flancs de l’histoire et de la pensée,  les gangrènent; il est une antidote pour ceux qui cherchent une issue à l’impasse où la méchanceté des hommes a jeté l’anthropologie ; il s’adresse plus simplement à ceux qui auraient envie de relire Sophocle avec une clé herméneutique nouvelle ; il intéressera tous ceux qui s’intéressent aux voies du symbole et qui cherchent souvent dans des gnoses chimériques une réponse imaginative à de vraies questions ; il s’adresse surtout à ceux qui ont envie de mieux comprendre leur tradition chrétienne, à travers la Révélation et les images qui ordonnent cette Parole énigmatique souvent bien mal comprise et plus souvent encore mésinterprétée.

Il s’adresse surtout à tous ceux qui, un jour, ont senti peser sur leur existence humaine l’ombre sinistre de ce « décret de mort » et qui ont aspiré à s’en voir libérés, c’est-à-dire à une nouvelle naissance.

« Il faut donner l’occasion à une liberté de naître ».

Je suis d’accord.

Ce livre en donne l’occasion.

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