Parution: Froger, Sainte Marie-Madeleine
Jean-François Froger & Jean-Michel Sanchez, Sainte Marie-Madeleine, apôtre des Apôtres, Éditions Grégoriennes, 128 p., 25 € – préface du P. Michelet op, iconographie de Jean-Paul Dumontier
Magnifique interview de l’auteur parue dans L’Homme Nouveau n° 1642 du 1er juillet 2017 p.18-19
Frédéric Chassagne : En juin 2016, le Pape a décidé de rétablir la fête à part entière de sainte Marie-Madeleine (le 22 juillet) alors que celle-ci était une simple « mémoire ». L’apôtre des Apôtres retrouve toute sa place dans la liturgie. Est-ce cet évènement qui vous a conduit à publier un ouvrage consacré à cette figure singulière ?
>>Jean-François Froger : L’ouvrage a plutôt trouvé son couronnement dans cet évènement ; le manuscrit était achevé à ce moment et l’inspiration qui en a été l’origine se trouve ainsi enchâssée dans l’acte liturgique de l’Église, ce qui fut une grande joie pour nous. Comme Marie-Madeleine est aussi patronne de Provence, Jean-Michel Sanchez en raconte l’histoire et le culte et commente une abondante iconographie.
Lors de la première onction chez le pharisien Simon, Marie-Madeleine est présentée comme un exemple de la déchéance à l’état pur. Elle fut touchée par la « pureté transverbérante de Jésus » et « sept démons » ont été expulsés de son corps. De quoi Marie-Madeleine pécheresse est-elle le signe ?
>> Comme tous les personnages de la Révélation, Marie-Madeleine est à la fois un personnage historique et une « figure » prophétique. Elle réalise ce qu’elle est en montrant un paradigme exemplaire pour les siècles. C’est le modèle du plus grand amour jaillissant de la gratitude de l’âme sauvée, purifiée et ennoblie par l’immersion dans la pureté du Verbe incarné. La plupart des âmes tièdes se corrompent dans le «lac d’ingratitude»dont parle sainte Marie-Madeleine de Pazzi ; l’âme ardente de sa patronne montre au contraire la régénération dans l’océan de la gratitude.
Vous soulignez l’importance de la « spécificité féminine » à propos de Marthe et Marie. De quoi s’agit-il ?
>>Les deux sœurs sont inséparables, avec leur frère Lazare ; elles ont un rôle très important parce qu’elles reçoivent Jésus, l’une en son « intérieur », aux deux sens du mot, l’autre en son intimité la plus profonde, au point où conscience et secret de l’âme se conjoignent. Ces deux modes de réception sont indissociables. On ne peut concevoir un accueil du Verbe sans leur concomitance ; même s’il semble qu’il y a une « division du travail », en fait l’un n’est possible qu’en harmonie avec l’autre. Bien loin d’opposer Marthe et Marie, Jésus les unit en corrigeant l’amour actif de l’une par l’amour contemplatif de l’autre. La « figure féminine » est l’emblème de la réception des dons de la grâce. Jésus donne beaucoup à beaucoup et peu en reçoivent beaucoup, à cause de leur ingratitude.
Après la résurrection de Lazare, lors de la seconde onction à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux, vous indiquez que ce parfum répandu sur Jésus, à deux jours de la Pâque, est une occasion de révélation. Laquelle ?
>> Il faut longuement méditer et nouer entre eux tous les fils de la révélation de la Personne de Jésus pour atteindre cet acmé où l’amour de la femme passe son intelligence mais que l’intelligence de Jésus compénètre, à cause de leur union d’esprit. Ainsi l’onction sur la tête signifie prophétiquement l’instauration de Jésus, après sa mort et sa Résurrection, dans sa fonction de grand-prêtre éternel, lui qui n’était «pas même prêtre » (cf. He 8, 4) !
Dans le chapitre que vous consacrez à Marie-Madeleine au Calvaire, c’est le cardinal de Bérulle qui vous sert de guide spirituel. Pourquoi ce choix ?
>> Je recommande vivement la lecture des Élévations du cardinal de Bérulle ! J’aurais voulu pouvoir citer son œuvre entière tant elle est perspicace, profonde et respectueuse du miracle d’amour qui unit les âmes de Jésus et de Marie-Madeleine. Si les saints étaient capables d’être jaloux, ils le seraient tous de cette union mystique accomplie et nous, nous serions jaloux de Bérulle dont la langue et l’élan spirituel sont propres à réveiller de la tiédeur nos piétés endormies.
Après sa découverte du tombeau vide, Marie-Madeleine devient l’apôtre des Apôtres. Au-delà de l’évidence de la mort, elle fait découvrir aux Onze la réalité du corps spirituel de Jésus ressuscité. Quelle est précisément cette réalité ?
>> C’est la chose la plus difficile à concevoir et donc à décrire ! La transformation du corps de Jésus est telle que ses plus proches ne le reconnaissent pas. C’est que cette reconnaissance exige d’eux-mêmes une transformation de leur intelligence, comme l’a bien dit saint Augustin : « Jésus a voulu qu’on crût en lui, c’est-à-dire qu’on le touchât spirituellement, parce que lui-même et son Père ne sont qu’un. D’une certaine façon, le Christ monte vers son Père par les sens intimes de celui qui progresse jusqu’à le reconnaître égal au Père »
(citation faite par Thomas d’Aquin dans la Somme théologique, 3a, q.55, a.6).
Le corps humain de Jésus est divinisé tout comme son âme humaine dans le mouvement figuré par l’Ascension : Il «siège à la droite de Père».Il en résulte une liberté entière de se manifester sous les formes qui conviennent à son amour et à notre salut ; dans un morceau de pain et une goutte de vin par exemple lors des rituels qu’Il a lui-même institués. Mais de beaucoup d’autres manières qu’Il lui plaît d’inventer dans son œuvre continuelle de salut du monde.
Vous évoquez la médiation de Marie-Madeleine comme nécessaire entre Jésus et ses Apôtres. Pouvez-vous éclairer ce point ?
>> Cette médiation justifie le titre d’« apôtre des Apôtres » que Marie-Madeleine recevra comme envoyée aux envoyés ! Les Apôtres sont les disciples choisis et formés spécialement par Jésus pour transmettre son enseignement dans son intégrité ; il a fallu trois ns d’intense formation, par l’exemple et les paroles, pour qu’ils fussent capables non seulement d’admettre et de comprendre mais aussi de transmettre la nouveauté de son enseignement. Mais il est un point que Jésus ne pouvait enseigner, sinon par des actes prophétiques que les disciples ne comprirent qu’après la Résurrection, comme le rapporte saint Jean : «“Détruisez ce Temple et moi en trois jours je le relèverai.” (…) Or lui voulait parler du sanctuaire de son corps. Quand donc Il fut relevé de la maison des morts, ses disciples se souvinrent de ce qu’Il avait dit et ils crurent aux Écritures et à la parole que Jésus avait dite » (Jn 2, 19- 22). Son corps ressuscité est donc le nouveau sanctuaire relevant l’ancien qui devait être détruit. Or le Temple est le lieu unique de la présence divine où l’adoration de l’unique Dieu Créateur peut s’accomplir ; le détruire équivaut à l’apostasie la plus complète, ce serait une annihilation impensable que seule l’époque moderne saura produire. Le corps de Jésus ressuscité, intouchable, invisible, assis à la droite de Dieu est le véritable Temple non fait de main d’homme, où le culte est enfin parfait grâce au ministère du grand-prêtre unique et éternel. Cela les Apôtres ne pouvaient le comprendre sur-le-champ, il a fallu Marie-Madeleine et bientôt saint Paul et saint Jean, révélant ce grand mystère de la fin des temps. En effet, l’épître aux Hébreux de saint Paul et l’Apocalypse de saint Jean sont la mise en forme de la révélation infuse à l’amour mystique de Marie-Madeleine, oignant prophétiquement Jésus grand-prêtre, avant sa mort.
Pourquoi une femme pour faire cela, et pourquoi cette femme-là ? Parce qu’il faut réparer la vocation médiatrice de la femme dans la nature humaine souillée et quasi abolie dans le mystère de la faute d’Ève. Ève fut médiatrice entre le serpent et Adam, or elle était «construite» pour révéler la nécessité de la révélation dans l’usage juste de l’intelligence rationnelle. Ève écoute la parole transgressive du serpent et joue son rôle de transmission de la parole de révélation, oubliant la parole de Dieu. Marie Madeleine est la Femme régénérée jouant de nouveau le rôle d’Ève, mais cette fois-ci auprès de celui qui fut comme «le serpent élevé dans le désert par Moïse ».
Après avoir été libérée de la luxure qui est le signe extérieur de l’idolâtrie, Marie-Madeleine est, selon vous, guérie d’une autre idolâtrie qui est propre au culte de la transcendance absolue de Dieu. Qu’entendez-vous par cette affirmation ?
>> La prostitution consiste à échanger les signes de l’amour donnés par le corps contre des signes de l’échange donnés par l’autorité monétaire. Confondre amour et échange, c’est évidemment confondre Dieu et l’Argent. De même l’idolâtrie échange les signes d’adoration de l’Amour contre les signes de soumission à une autorité intellectuelle. Marie-Madeleine est guérie de cette prostitution à un baal philosophique, car elle a touché le Verbe de Vie dans sa visibilité terrestre et vu l’égal du Père dans le corps ressuscité. Le mystère de l’Incarnation dément la construction philosophique de la transcendance absolue de Dieu, Lui, l’Emmanuel, le « Dieu avec nous » ayant assumé une nature humaine. C’est en fait l’idée « d’absolu » qui est le secret empêchement à croire que l’incarnation de la divinité soit possible et raisonnable et plus tard, lorsqu’on aura fait dans le fidéisme l’impasse sur le problème de la raison, on sera encore plus empêché de croire en la fin ultime du salut à savoir la déification de l’âme.
L’absolu ne supporte pas le partage ni la participation ni la relation ! C’est l’Un de Platon, de Plotin, de Mahomet ou même de l’ultime Brahman. Cette secrète idolâtrie empêche d’entrer dans le mystère de la Sainte Trinité. Or pour penser à Dieu, il faut prendre les chemins qu’Il a lui-même donnés à l’homme : la Trinité est première et révèle son unité. Mais les philosophes prétendent penser d’abord l’Un qui est à proprement parler impensable en tant que premier terme : ils n’ont pas reçu la Révélation de Moïse.
Si on pense l’Un, on ne peut que poser la «substance» comme premier terme de tout discours sur l’être et potentiellement les confondre. Cette philosophie conduit pas à pas, au long des siècles, à l’apostasie de la négation de Dieu et de l’homme que nous récoltons aujourd’hui comme son fruit corrompu et corrupteur. Chez un philosophe comme Martin Heidegger, l’homme achève sa course dans la mort, étant le «Sein zum Tode » (l’« être-vers-la-mort ») à la fin d’une expérience complète d’une vie insensée. L’Écriture enseigne tout autre chose : l’homme est pour la Vie, Jésus vient pour redonner la Vie, en plénitude par la connaissance du vrai Dieu (Jn 17) tel qu’il l’affirme dans sa prière grand-sacerdotale (au dire de sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix). On doit donc penser en premier la Relation. Et toute la Révélation montre que cette Relation est Amour Trinitaire, donatrice de tout bien, qui crée pour se rendre participable, sans échange, sans argent, gratuitement, engendrant un amour de gratitude réceptacle de tous ses dons. Ne faut-il pas supporter comme Marie-Madeleine : «un martyre d’amour qui en sa rigueur surpasse les faveurs qu’elle a reçues au monde par la présence et possession qu’elle avait de Jésus, qui était sa vie, son tout et son unique amour.» (Card. de Bérulle, Élévation X) ?