P. Saez : l’Église chaldéenne et nos origines
L’Église chaldéenne est à proprement parler la « grande Église de l’Orient » de langue araméenne, qui couvrait l’Asie à partir des frontières de l’empire romain jusqu’en Chine. Sa branche reliée à Rome s’appelle « chaldéenne » tandis que sa branche autocéphale est appelée « assyrienne » .
De retour de son son voyage en Irak, particulièrement à Erbil (du 19 au 26 juin 2023), le P. Francisco José López Sáez, professeur de théologie spirituelle à l’Université pontificale de Comillas (Madrid), et de spiritualité et de liturgie des Églises d’Orient à l’Université San Dámaso, nous partage une méditation qui illustre le souci d’EEChO.
Il a contribué au livre La mémoire en damiers : parution d’une synthèse (2023), au livre de Jean-François Froger, La Couronne du Grand-Prêtre – Paraboles du Royaume de Dieu (2021), et il a préfacé un de ses autres livres, Le livre de la nature humaine, ou la révélation de Jésus Grand Prêtre dans l’épître aux Hébreux (2019).
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Sur ce chemin, nous avons reçu le don de l’accueil d’une Église martyre, fidèle Épouse du Seigneur qui vient dans la gloire et héritière directe de Marie. Marie est l’essence d’Israël qui s’ouvre à la Parole divine, la conçoit, l’engendre et l’accompagne jusqu’à la Croix, pour devenir communauté apostolique, semence de la nouvelle humanité, née du côté du Crucifié et formée comme Église par le souffle du Ressuscité à la première Pâques.
L’Église chaldéenne est le tout premier fruit de la mission judéo-chrétienne et, en ce sens, elle témoigne de la pédagogie de la première évangélisation réalisée par les apôtres autour de Marie.
La dynamique de sa liturgie est très proche de la structure du Temple de Jérusalem, avec le transfert symbolique d’espaces et de limites :
- entre l’espace du féminin et celui du masculin — le béma — ;
- entre l’espace du visible et de l’invisible — la nef carrée et le sanctuaire voûté où se trouve l’autel —, avec la frontière fondamentale entre ces deux espaces, et qui représente l’abîme qui séparait le sein d’Abraham et du Shéol, ou du ciel et de la terre, et qui a maintenant été rendu franchissable par la grâce qui coule de l’autel et descend au monde par l’Église rassemblée dans le temple ;
- la limite, enfin, entre le sacerdoce et le sacerdoce supérieur, c’est-à-dire entre les prêtres sur l’autel-sanctuaire, qui représentent liturgiquement le sacerdoce invisible de la nature humaine, et l’unique souverain sacrificateur, le Christ ressuscité, vrai Dieu et vrai homme, présent eucharistiquement dans la célébration.
Les Chaldéens ne cessent d’affirmer que leur langue, même sous forme dialectale, est « la langue même de Jésus ». Cela signifie que l’araméen est l’expression naturelle de l’Évangile, dans la phase de sa première formulation et de sa prédication par la bouche de Jésus, Verbe incarné, et de sa première réception par la communauté apostolique, par les femmes et les hommes qui ont reçu l’Évangile pour la première fois et l’ont compris en le méditant avec l’éclairage de la Torah. Les prophètes et les psaumes ont incorporé, « intussusceptioné » (néologisme de Marcel Jousse : « intussusception », action de recevoir en soi) dans la langue araméenne. L’hébreu est la langue des fondations, la Révélation par les anges, les fondations de la maison, qui ne peuvent être changées ou remplacées. Mais la maison a besoin d’une clé pour ouvrir les portes (l’épistémè ou paradigme de la Torah a besoin d’une épistémologie pour la mettre en action, pour relier les paroles révélées dans la Torah à la parole divine constituée par la création elle-même et l’existence humaine), et cette clé est l’Évangile, prononcé en araméen.
Mais ayant été dit en araméen précisément, il a à être traduit dans toutes les langues du monde, selon la clé de traduction offerte par l’Esprit à la Pentecôte, afin que les concepts fondamentaux de la Révélation passent sans être absorbés ou falsifiés par les cultures des milieux de sa réception, par une traduction fidèle à l’Esprit. Elle donnera naissance dans chaque culture qui reçoit l’Évangile, une nouvelle « langue chrétienne », qui transformera aux racines la morphologie et la sémantique même du langage culturel, comme la levure transforme la pâte. La langue araméenne a la même vocation que Marie : servir de passage virginal pour le Verbe incarné, non pas se retourner sur elle-même dans un mouvement d’autoréférence, mais agir comme un pont entre la Parole et les verbes des peuples. Mais les peuples, avec leurs langues christianisées, doivent surmonter la tentation de se croire les créateurs de l’Évangile, surmonter l’orgueil intellectualiste qui convertit la Parole reçue en philosophie. Et comme signe d’acceptation de cette tension nécessaire (car c’est Japhet qui doit habiter les tentes de Sem, et non l’inverse, Gn 9, 27), la langue araméenne et les personnes qui l’utilisent liturgiquement doivent être étudiées et aimées en profondeur pour ne pas perdre cette « virginité » mariale de l’Évangile, ce noyau maternel virginal du Verbe incarné.
La singularité chaldéenne ou araméenne de l’Église de l’Orient donne lieu à des persécutions. Toute culture qui se refroidit dans ses réalisations culturelles ou religieuses, qui devient rigide dans ses concepts et ses structures, est troublée par la présence d’une mémoire spirituelle vivante, débordante de spontanéité dans l’Esprit. Le vin nouveau fait éclater les vieilles outres. Le geste de Daech de marteler toute mémoire du passé (en particulier les temples chrétiens et les objets liturgiques) est le signe de ce rejet par une mémoire rigide dans le froid rictus de la mort de tout vestige d’une mémoire spirituelle vivante.
Derrière chaque visage des gens que nous avons rencontrés, il y avait un battement de cœur de souffrance et de foi. De souffrance pour les histoires-témoignages que chaque geste de ses yeux et de ses lèvres raconte en silence, et qui se déposent dans le cœur ecclésial de Marie pour le pardon et la reconstruction de l’humanité dans la miséricorde. De foi, parce qu’ils voyaient en nous des frères chrétiens de loin qui les comprenaient intérieurement et qui, même en silence, voulaient se nourrir de leur tradition et non seulement leur apporter nos dons ou notre force culturelle ou ecclésiale. Marie parle en silence, et seuls ceux qui se taisent et regardent au fond des choses découvrent sa présence maternelle au milieu de tant de douleur. Marie et l’Église chaldéenne sont une seule et même personne.
De ce chemin est né une mission qui dépasse les frontières ecclésiales, qui est plus que le travail d’un groupe concret : c’est une participation à la mission ecclésiale mariale qui consiste à tisser dans un tissu vivant les traditions apostoliques pour rafraîchir la soif spirituelle de notre monde en vivifiant l’Église de l’intérieur, à partir des témoins simples et invisibles de la souffrance et de la foi. La mission approfondira la connaissance et l’appréciation de la langue araméenne pour incorporer oralement l’Évangile de la Pshytta chaldéenne, et ainsi pouvoir transmettre dans nos lieux de travail et de vie les échos de la première Parole.
Ces échos sont profondément guérisseurs, de sorte que la mission obéira au
commandement du Seigneur de guérir les malades, de ressusciter les morts, de purifier les lépreux, de chasser les démons, précisément pour apporter l’Évangile à toute créature (Mt 10, 7-15), en promouvant, de personne à personne et de cœur à cœur, la palingenèse [nouvelle création] du monde.
Basée sur l’anthropologie biblique, la mission s’efforcera de traduire l’araméen en grec, c’est-à-dire qu’elle ouvrira les portes de Sem, anthropologie révélée, à Japhet, anthropologie philosophique transcendantale, pour un échange mutuel essentiel pour la guérison anthropologique de la mentalité de l’homme d’aujourd’hui et, finalement, pour la vie du monde.
La mission est aussi discrète que l’œuvre de la Vierge Marie, qui ne signe jamais mais accomplit tout avec une douce intelligence et une volonté constante, jusqu’à la fin. Le sceau de Marie est comme le caractère des hommes et des femmes de Mésopotamie : doux et, en même temps, sévère. En elle, l’intelligence ne devient pas rigide, précisément parce qu’elle coïncide avec la plus grande humilité. Et la volonté n’est pas rigide ou stratégique non plus, car c’est une volonté nourrie par l’obéissance au désir divin. Notre mission porte le nom et le sceau de Marie, Mère de la Mémoire ; Marie, Mère de l’Église ; Marie, Reine de l’Orient.
Père Francisco José López Sáez