« Mère de Dieu » à la lumière de l’araméen
En complément à la vidéo de Bernard Scherrer (session d’été), ces quelques précisions sont bienvenues sur la question de Nestorius et des incompréhensions entre Orient et Occident à la suite des Conciles d’Éphèse et de Chalcédoine en 431 et 451, conciles auxquels la Grande Église de l’Orient n’avait pas participé.
« Mère de Dieu » à la lumière de l’araméen
par Françoise Breynaert
Docteur en théologie (Pontificia facoltà Marianum, Rome),
auteur d’études d’exégèse (voir ici) et de spiritualité
__ Que ce soit des débats de haut niveau ou des conversations de rue, la connaissance de l’araméen permet d’éclairer d’un jour nouveau les débats sur l’expression « Mère de Dieu ».
Le Nouveau Testament
On ne trouve pas le mot « mère de Dieu » dans le nouveau Testament.
Il faut savoir que l’araméen [1] distingue « seigneur [mārā] » et « māryā », avec un « y » qui évoque le tétragramme, c’est le SEIGNEUR (Dieu). Le premier terme est utilisé à la Visitation, le second à Noël.
Quand, lors de la Visitation, Élisabeth s’exclame « comment m’est-il donné que la mère de mon seigneur » (Lc 1, 43), l’araméen a ici « mārā », cependant le récit compare Marie à l’Arche de l’Alliance, donc à celle qui porte la présence de Dieu.
À Noël, les anges annoncent aux bergers : « il vous est né un Sauveur, qui est le Christ, le SEIGNEUR [māryā] » (Lc 2, 11), d’où la formule des églises assyrienne, Marie est « Mère du Christ notre Dieu et Sauveur. »[2].
Cependant, en grec, on a le même mot « kyrios » dans les deux cas (Lc 1, 43 et Lc 2, 11), et l’on comprend que les chrétiens de langue grecque ne s’embarrasse pas d’une formule longue « Mère du Christ notre Dieu et Sauveur », mais s’autorisent de la salutation d’Élisabeth pour dire simplement « mère de Dieu », .
Cependant, comme le dit une blague syriaque, si Jésus est fils de Dieu, et Marie la mère de Dieu, Marie est logiquement la grand-mère de Jésus : qui est sa mère ? Et plus tard, les musulmans se moqueront en disant que Dieu a un fils-walad (un fils charnel) et non pas un fils-Ibn (comme le disent les chrétiens). L’expression n’est donc pas si simple à comprendre.
Un consensus ancien dans la prière
Le titre de Marie Mère de Dieu n’est pas d’abord une définition dogmatique, c’est un élan populaire qui expérimente qui est Marie. L’ange a salué Marie pleine de grâce (« grâce-bonté [ṭaybūṯā – racine tb] » (Lc 1, 28) et l’invite à devenir la mère de Jésus, le « Fils du Très Haut » (Lc 1, 30), désormais sa bonté [ṭaybūṯā] va devenir sublime, en symbiose avec la bonté même de Dieu.
Certes, dans la mythologie païenne, il arrivait souvent qu’une déesse fût présentée comme la mère d’un dieu. Zeus, par exemple, le dieu suprême, avait pour mère la déesse Rea. Et la déesse Cybelle était appelée la mère des dieux…
Il faut remarquer cependant que dans les mythologies païennes, le titre « mère de Dieu » n’existait pas, il a été créé par les chrétiens pour exprimer une foi qui n’avait rien à voir avec la mythologie païenne. On a retrouvé sur un papyrus datant des environs de l’an 200 qui contenait cette prière en langue grecque : « Sous ta miséricorde, nous nous réfugions, mère de Dieu. Ne repousse pas nos prières dans la nécessité, mais du danger, libère-nous : toi seule chaste, toi seule bénie. »
Très tôt, le titre Theotokos a donc été utilisé par le peuple égyptien, et Origène (183-254) l’utilise, de même saint Éphrem le syrien ( ? – 373) par exemple dans l’hymne « Marie mère de Dieu pure et vierge »[3], puis saint Grégoire de Naziance…
Le titre « Theotokos », le concile d’Éphèse (431)
Ce qui va déclencher la crise, c’est le rejet du titre « Theotokos » (Mère de Dieu) par Nestorius.
Les ariens, pour qui le titre Fils de Dieu n’est qu’une façon de dire, tentaient de répandre le titre Theotokos afin d’avoir l’occasion d’attaquer la divinité du Christ elle-même. En quelque sorte, si une simple femme, Marie, est dite « mère de Dieu », Jésus n’est donc pas vrai Dieu.
Les Apollinaristes nient l’âme humaine du Christ qui est remplacée par le Logos divin ; dans leur perspective, Jésus n’est pas un homme normal et le titre « Theotokos » prend une signification particulière qui place Marie au rang de Dieu.
Dans l’intention d’écarter ces deux hérésies, Nestorius veut écarter le titre Theotokos, Mère de Dieu [4], mais cette suppression scandalise son peuple.
Le christianisme enseigne que le Christ révèle la face de Dieu que Moïse ne pouvait voir que de dos. En même temps qu’elle est une kénose, un abaissement, l’incarnation est une révélation. La divinité cachée donne cependant à la chair une plus grande gloire qui manifeste et proclame l’union avec la nature cachée [5].
Le malentendu est dû au fait que Nestorius doive s’exprimer en grec alors que sa langue d’origine est l’araméen. Nestorius a un schéma de pensée structuré par le vocabulaire araméen.
Le mot « nature » a son équivalent en araméen.
La notion de « personne » aurait aussi son équivalent au sens de personne visible, le personnage avec son visage et ses gestes, aussi, ce serait alors le mot grec « prosôpon » décalqué en araméen par « parṣopā ». Mais l’araméen a aussi le mot « qnūmā » qui est est invisible (« essence » ou « nature » ?) et qui signifie la manière personnelle de faire vivre la nature (mais le mot « personne » désigne ce qui visible, comme le personnage de théâtre)… Disons que c’est l’être profond, distinct d’une ombre (He 10, 1), il donne l’adverbe « personnellement », « en son nom propre ». Or il n’y a pas d’équivalent de ce mot en grec.
Dans sa langue araméenne, Jésus a deux natures, la nature divine et la nature humaine. Il a donc deux « qnūmé » au sens qu’en tant que Fils de Dieu, il a sa manière propre de vivre la nature divine, et en tant qu’être humain, il a sa manière propre d’être homme, comme tout homme il est unique. Les deux qnūmé de Jésus sont invisibles, dans son être profond, et les gens ne voient qu’un personnage avec son visage et ses gestes, Jésus n’a qu’un « parṣopā ».
Mais quand Nestorius doit se faire comprendre en grec, il ne dispose pas d’une traduction du mot « qnūmā », en conséquence, il parle tantôt de deux « prosôpa » (l’équivalent des deux qnūmé), et tantôt d’un seul « prosôpa » (l’équivalent de l’unique « parṣopā »).
Nestorius ne comprend rien quand Cyrille lui écrit que l’union se situe au niveau de « l’hypostase », il l’interprète comme un mélange blasphématoire des natures divines et humaines.
L’intention de Nestorius était saine, mais le pape ne le comprit pas.
Le concile d’Éphèse en lui-même
La méthode du concile d’Éphèse consiste à lire les écrits de Nestorius et de Cyrille et à les juger en se référant au concile de Nicée.
- La lettre de Cyrille est validée.
- Les écrits de Nestorius sont condamnés.
Nicée était pour les Pères la formule christologique normative. On y entend : « Un seul et le même est le Fils éternel du Père et le Fils qui, dans le temps, est né selon la chair de la Vierge Marie, celle que nous pouvons, de ce fait, appeler Mère de Dieu ».[6]
La vie divine auprès du Père, la descente sur la terre, l’incarnation et l’existence humaine doivent toutes être énoncées d’un seul et même sujet : le Logos qui est consubstantiel avec le Père.
« Nous ne disons pas en effet que la nature du Verbe par suite d’une transformation est devenue chair, ni non plus qu’elle a été changée en un homme complet, composé d’une âme et d’un corps, mais plutôt ceci : le Verbe, s’étant uni selon l’hypostase une chair animée d’une âme raisonnable, est devenu homme d’une manière indicible et incompréhensible et a reçu le titre de Fils d’homme, non par simple vouloir ou bon plaisir, ni non plus parce qu’il en aurait pris seulement le personnage ; et nous disons que différentes sont les natures rassemblées en une véritable unité, et que des deux il est résulté un seul Christ et un seul Fils, non que la différence des natures ait été supprimée par l’union, mais plutôt parce que la divinité et l’humanité ont formé pour nous l’unique Seigneur Christ et Fils par leur ineffable et indicible concours dans l’unité.
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Ainsi, bien qu’il subsiste avant les siècles et qu’il ait été engendré par le Père, il est dit aussi avoir été engendré selon la chair par une femme, non point que sa nature divine ait commencé à être en la sainte Vierge, ni qu’elle ait eu nécessairement besoin d’une seconde naissance par elle après celle qu’il avait reçue du Père, car c’est légèreté et ignorance de dire que celui qui existe avant les siècles et est coéternel au Père a besoin d’une seconde génération pour exister,- mais puisque c’est pour nous et pour notre salut qu’il s’est uni selon l’hypostase l’humanité, et qu’il est né de la femme, on dit qu’il a été engendré d’elle selon la chair. » (Seconde Lettre de Cyrille, approuvée par le concile d’Éphèse. DS 250)
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« Car ce n’est pas un homme ordinaire qui a d’abord été engendré de la sainte Vierge et sur lequel ensuite le Verbe serait descendu, mais c’est pour avoir été uni à son humanité dès le sein même qu’il est dit avoir subi la génération charnelle, en tant qu’il s’est approprié la génération de sa propre chair. C’est ainsi que nous disons qu’il a souffert et qu’il est ressuscité, non pas que le Dieu Verbe ait souffert en sa propre nature les coups, les trous des clous et les autres blessures (car la divinité est impassible, puisqu’elle est incorporelle) ; mais puisque le corps qui est devenu le sien propre, a souffert tout cela, on dit encore une fois que c’est lui (le Verbe) qui a souffert pour nous : l’Impassible était dans le corps qui souffrait Et c’est de la même façon que nous pensons au sujet de sa mort. Car le Verbe de Dieu est par nature immortel, incorruptible, vie et vivifiant. Mais encore une fois puisque son propre corps a, par la grâce de Dieu, goûté la mort pour tout homme, comme dit Paul (He 2,9), on dit qu’il a souffert la mort pour nous : non qu’il ait fait l’expérience de la mort en ce qui regarde sa propre nature (ce serait folie de dire cela ou de le penser), mais parce que, comme je l’ai dit à l’instant, sa chair a goûté la mort. Ainsi, sa chair étant ressuscitée, on parle de la résurrection du Verbe, non point que le Verbe soit tombé dans la corruption, non certes, mais encore une fois parce que son corps est ressuscité. …
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C’est ainsi qu’ils (les saints Pères) se sont enhardis à nommer la sainte Vierge Mère de Dieu, non que la nature du Verbe ou sa divinité ait reçu le début de son existence à partir de la sainte Vierge, mais parce qu’a été engendré d’elle son saint corps animé d’une âme raisonnable, corps auquel le Verbe s’est uni selon l’hypostase et pour cette raison est dit avoir été engendré selon la chair. » (Seconde Lettre de Cyrille, approuvée par le concile d’Éphèse. DS 251)
EN BREF. Par l’Esprit Saint, le Verbe divin est descendu dans le sein de la Vierge Marie, il n’est pas descendu en un homme qui aurait déjà été conçu [7], il assume en lui-même l’union de la divinité et de l’humanité [8].
Conclusion dans l’unité
La grave hérésie du christianisme est l’arianisme : si Jésus n’est pas Dieu, alors il ne sauve pas, (car qui peut sauver-vivifier sinon Dieu ?). Alors on va se dire : « je vais me sauver tout seul » (spiritualismes gnostiques) ou bien « je vais me prendre pour le sauveur du monde » (messianismes politique). L’hérésie d’Arius est l’hérésie fondamentale, aux conséquences très lourdes.
Dans leur lutte pour défendre la vraie foi en Jésus, les grandes Églises d’Occident et d’Orient ont travaillé leur langage, mais il est arrivé malheureusement qu’elles ne comprennent pas les mots que l’autre choisissait.
Finalement, et heureusement, l’Église catholique et l’Église assyrienne d’Orient (qui n’avait pas participé aux conciles d’Éphèse et de Chalcédoine en 431 et 451) ont fait une déclaration christologique commune le 11 novembre 1994.
« Sa divinité et son humanité sont unies en une seule personne, sans confusion ni changement, sans division ni séparation. […] L’humanité à laquelle la Vierge Marie a donné naissance a toujours été celle du Fils de Dieu. Pour cette raison, l’Église assyrienne d’Orient élève ses prières à la Vierge Marie comme “Mère du Christ notre Dieu et Sauveur”. À la lumière de cette même foi la tradition catholique s’adresse à la Vierge Marie comme “Mère de Dieu” et aussi “la Mère du Christ”. Nous reconnaissons la légitimité et l’exactitude de ces expressions de la même foi et respectons la préférence que chaque Église leur donne dans sa vie liturgique et dans sa miséricorde »[9].
Texte PDF / Source : https://www.foi-vivifiante.fr/pages/marie/dogmes-mariaux/marie-mere-de-dieu-1.html
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♦ avec l’apparat critique : https://archive.org/details/tetraeuangeliums00puse/page/n5/mode/2up
♦ sans l’apparat critique, mais avec les parallèles dans les vieilles syriaques : (Cureton et Synaïticus) : http://www.dukhrana.com/peshitta/index.phpLe texte chaldéen édité par les Dominicains de Mossoul est disponible ici : https://archive.org/details/BibliaSacraIuxtaVersionemSimplicemQuaeDiciturPschittavol.3Mosul1891/page/n101/mode/1up
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Vers la fin de la même vidéo mentionnée en début d’article et par ailleurs remarquable, la réponse de Jésus au scribe en Mt 12,34 est discutée : faut-il traduire : « tu n’es pas loin du royaume des cieux » ou « non, tu es loin du royaume des cieux » ?
L’argument ne peut pas porter sur la forme pleine ou enclitique du verbe être, car, même si le site internet Dukhrana a mis par erreur un trait occultant, la forme verbale est identique sur la pshytta d’Oxford ou celle de Mossoul (avec un ou deux points en dessous). Et l’ordre des mots est toujours : « lā (« non », ou « ne… pas ») wayt (tu es) raḥīq (loin)”. De fait, on peut traduire des deux manières.
Comme ensuite on a : « et personne n’osait plus l’interroger », on pourrait comprendre un reproche, « non, tu es loin », qui porterait à la fois sur l’audace qui consiste à interroger Jésus comme un maître interroge son élève et à la fois sur la conclusion consistant à faire une synthèse par une parole de sagesse, comme le fait un maître vis-à-vis d’un disciple.
On peu remarquer aussi que le scribe place l’intelligence avant la gorge (l’âme – Mc 12,33), tandis que Jésus avait placé la gorge (l’âme) avant l’intelligence (Mc 12. 30) ; en fait, on peut avoir le choix car le Deutéronome ne parle pas de l’intelligence. Jésus aurait défendu l’importance de la proclamation orale (la gorge); soit.
On peut plus simplement se concentrer sur le contenu même de l’évolution du scribe : même s’il a pu sembler arrogant au départ (qu’en sait-on ?), il apprend de Jésus et déduit qu’il faut placer l’amour au-dessus des sacrifices, dans la ligne du prophète Osée, qui n’était pas la ligne majoritaire. Et si « Personne n’osait plus interroger Jésus », c’est parce que cette ligne théologique avait un côté subversif. Jésus aurait plutôt encouragé le scribe en disant : « Tu n’es pas loin du royaume des cieux »…
Tout le problème de cette histoire de « Mère de Dieu » et de tous les débats inutiles et stériles qu’il génère vient du fait, malheureusement inconscient pour tous, que nous croyons savoir ce qu’est une « mère »…
Une fois de plus il faudrait d’abord donner et travailler à « un sens nouveau » (CEC241) au mot de « mère », se faire pauvre en Esprit et le nettoyer de toutes nos idolâtriques pensées et projections culturelo-affectives pour voir s’il ne pourrait pas émerger un sens divin, universelle au mot « mère »… lui faire souffrir un travail symbolico-Frogien en quelque sorte…
Si on arrive à poser une certaine définition, alors tout devient simple, logique, évident, où confesser que Marie est Mère de Dieu est facile… au passage cela permettrait de nettoyer cette obsession de certains de vouloir nommer Dieu « Mère » et d’y trouver en lui de la maternité, en nommant (et voyant) enfin quel est en Dieu l’équivalent de ce théomorfisme qu’est la Maternité humaine …