Le Notre Père dans l’évangile-pendentif de Luc

Le Notre Père dans le « pendentif » de saint Luc

Autour de la publication de Fr. Breynaert, L’évangile selon saint Luc, un collier d’oralité en pendentif en lien avec le calendrier synagogal, Parole et Silence, 2024, 472 pages.

Voir aussi la présentation générale et la préface de Mgr Thomas Yousif Mirkis, Archevêque de Kirkouk (Iraq).

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La courte prière du Notre Père est un merveilleux moyen de découvrir la présence aimante du Père. Les sept demandes qu’elle contient méritent une attention toute particulière. Il nous faut aussi répondre au fait que dans un certain nombre de manuscrits grecs, le Notre Père de l’évangile de Luc n’a que cinq demandes. L’exégèse d’oralité, à partir de l’araméen, offre à cet égard des outils nouveaux de compréhension.

Dans les civilisations orales, on compose d’abord mentalement, en s’aidant de moyens mnémotechniques tels que les assonances et le comptage des perles que l’on enfile dans un collier.

La prise en compte de la civilisation orale qui était celle des apôtres conduit à comprendre que l’évangile de Luc est un « pendentif », avec un collier compteur introduisant des fils d’oralité, formant chacun un ensemble cohérent en lien avec la perle qui l’introduit.

Ce collier compteur comporte huit perles allant de l’Annonciation aux tentations du Christ au désert (Lc 1, 26 à 4, 15). Ainsi, l’Annonciation à Marie introduit un fil d’oralité où l’on trouve le Oui de Pierre, le Oui de Lévi, et le Oui des Douze. La Visitation introduit un fil où, devant la résurrection du fils de la veuve de Naïn, le peuple s’exclame : Dieu a visité son peuple ! Et l’on continue ainsi jusqu’à la perle des tentations de Jésus au désert, qui introduit la Passion du Christ, durant laquelle les invectives lancées à Jésus font écho à Satan tentant Jésus au désert. Quant aux récits de la Résurrection, ils forment le « sceau final ».

Le Notre Père se situe au centre (5e perle) du 4e fil d’oralité, qui est lui-même au centre des 8 fils du « pendentif » de l’évangile de Luc. L’ensemble de l’évangile apparaît ainsi comme un vaste commentaire du Notre Père. C’est particulièrement opportun étant donné que nous avons montré que Luc a repris dans son évangile une formation dédiée aux diacres, et que ce sont les diacres qui font entonner à l’assemblée la prière du Notre Père.

En outre, l’étude de l’original araméen révèle qu’il n’y a pas de différence entre le « Notre Père » de l’évangile de Luc comporte sept demandes comme dans l’évangile de Matthieu. (L’annexe donne de nombreuses preuves de la primauté de l’araméen).

Le fruit de nos recherches a donné la structure suivante :

On comprend que le lecteur occidental soit perturbé d’entendre saint Luc raconter le baptême de Jésus par Jean-Baptiste (Lc 3, 21-38) après avoir dit que Jean-Baptiste est en prison (Lc 3, 1-20). En réalité, dans une civilisation d’oralité, ceci s’explique facilement si nous sommes ici dans un « collier compteur » qui sert à introduire les « fils » d’un « pendentif » dans la suite de l’évangile, ainsi, ce qui concerne Jean-Baptiste introduit un fil et le baptême de Jésus introduit un autre fil du « pendentif ».

Nous allons présenter ici l’apport de cet ouvrage à la méditation du Notre Père.

Comparaison du Notre Père en Matthieu et Luc

Voici le Notre Père dans l’évangile de Matthieu :

« 9 Notre Père / qui es dans les cieux,
que soit sanctifié / ton nom,
10 que vienne / ton règne,
que ta volonté soit comme au ciel, / aussi sur la terre.
11 Donne-nous le pain / nécessaire aujourd’hui,
12 Pardonne-nous nos dettes, / car nous aussi nous pardonnons à tous nos débiteurs.
13 Ne nous fais pas entrer dans l’épreuve-tentation, / mais délivre-nous du mal.
Car sont à toi le Règne, / la puissance / et la gloire, pour les siècles des siècles. » Mt 6, 9-13)

Voici le Notre Père dans l’évangile de Luc :

« 2 Notre Père / qui es dans les cieux,
que soit sanctifié / ton nom
que vienne / ton règne
que ta volonté soit, / comme au Ciel aussi sur la Terre.
3 Donne-nous le pain / nécessaire chaque jour,
4 Pardonne-nous nos péchés, / car nous aussi nous pardonnons à tous nos débiteurs.
Ne nous fais pas entrer dans l’épreuve-tentation, /mais délivre-nous du mal » (Lc 11, 2-4).

Les traductions habituelles donnent chez Luc un texte différent de celui de Matthieu. En Luc 11, 2, le texte latin de la vulgate clémentine et le grec de Westcott-Hort (1881) ou de Nestle-Aland commencent simplement par « Père » sans préciser « notre », ni « qui es aux cieux ». Puis ces textes s’interrompent après « que vienne ton règne » sans ajouter « que ta volonté soit [faite] comme au ciel, aussi sur la terre ». Ensuite, en Lc 11, 4 on remarque l’absence de la finale « mais délivre-nous du mal ».

Ainsi, même si la plupart des experts considèrent que la prière du Notre Père vient de Jésus[1], certains suggèrent que Jésus lui-même a formulé cette prière selon différentes versions[2]. D’autres accentuent le rôle des communautés en s’appuyant sur la tradition rabbinique qui interdit de fixer les prières et incite chaque jour à ajouter quelque chose à la prière prescrite[3]. Cependant, même si la relation de chacun avec le Créateur est unique et requiert une prière du cœur éminemment personnelle, peut-on penser que saint Matthieu se serait autorisé d’ajouter quelque chose à la prière enseignée par le Seigneur, texte sacré s’il en est ? Est-il justifié d’imaginer dans la prière du Notre Père l’ajout de prière spontanée des disciples ou d’une composition des communautés respectives de Luc et de Matthieu ?

En araméen (Pshitta), à d’infimes détails près, le « Notre Père » de Luc est le même que celui de Matthieu, et la version officielle grecque orthodoxe a gardé ce texte, avec sept demandes.

Les infimes différences s’expliquent par un original hébreu. Certes, l’araméen était la langue du parler courant, mais tous les israélites de cette époque apprenaient à réciter et à écrire la Torah en hébreu et la plupart des prières dans le judaïsme contemporain du Christ étaient écrites en hébreu[4]. On peut ainsi penser que Jésus a enseigné cette prière en hébreu, lui donnant d’emblée le rang de prière liturgique. Et c’est en traduisant cette prière dans leurs évangiles en araméen que les différences se sont glissées, ne jouant que sur des synonymes.

  • ᵓayḵ « comme, selon » (Lc 11, 2), et ᵓaykannā « comme, comment » (Mt 6, 10) sont synonymes.
  • Le pain « chaque jour[kulyūm] » (Lc 11, 3) ou « aujourd’hui [yawmānā] » (Mt 6, 11) sont deux expressions synonymes.
  • Dans la 5e demande, Matthieu dit « Pardonne-nous nos dettes [racine ḥwb] », en écho avec « nos débiteurs [racine ḥwb] » ; Luc rompt la symétrie en disant : « Pardonne-nous nos péchés [ḥṭā] » (Lc 11, 4). Dans la Bible, les deux mots sont largement interchangeables. Luc a sans doute en mémoire le verset biblique « Pardonne à ton prochain ses torts, alors, à ta prière, tes péchés [ḥṭā] te seront remis » (Sirac 28, 2). En un sens, Luc est plus précis : n’ont pas à être pardonnées les dettes de reconnaissance envers le Créateur pour l’existence et la vie.
  • Luc dit : « délivre-nous [prq] » (Lc 11, 4) ; et Matthieu : « délivre-nous [pṣ’] » (Mt 6, 13). Les deux verbes araméens sont synonymes, avec une nuance plus dramatique dans le verbe « pṣ’». Luc a sans doute fait son choix en fonction du fil d’oralité dont le Notre Père est le centre, et qui est introduit dans le collier compteur par l’épisode où la prophétesse Anne « parlait de Jésus à tous ceux qui attendaient la délivrance [prq] de Jérusalem » (Lc 2, 38). Luc a aussi établi une correspondance entre la 7e demande du Notre Père et le 7e fil d’oralité où il est question de la « délivrance [prq] » eschatologique (Lc 21, 24).
  • Dans l’araméen, Matthieu ajoute : « car c’est à toi qu’appartiennent le Règne, la puissance et la gloire, pour les siècles des siècles, amen »[5].

En bref, la prière du Notre Père de Luc ne diffère pas de celle de Matthieu et l’utilisation de synonymes se comprend très bien si Jésus l’a enseigné en hébreu[6] et que les apôtres l’ont ensuite traduit en araméen. Comment expliquer alors l’existence de manuscrits grecs donnant une version plus courte du Notre Père dans l’évangile de saint Luc ? Comment être sûr que la version longue est la version originale ?

Luc donne le Notre Père (Lc 11, 2-4) au centre de son 4e fil qui est aussi au centre de tout son évangile, et il médite le Notre Père en lien avec le Deutéronome, les sept demandes du Notre Père recevant une explicitation respective dans sept fils d’oralité (ce qui confirme un original du Notre Père avec sept demandes).

C’est pourquoi il faut penser que c’est la version longue qui est l’originale, la version courte étant l’œuvre d’une communauté grecque, d’un traducteur ou d’un copiste grecs, et l’on peut aisément retrouver les raisons des allégements opérés :

  • Dire en grec « Père » sans préciser « notre », peut se comprendre facilement étant donné qu’en araméen le vocatif s’exprime avec un possessif (écrire « mon Père » ou « notre Père » signifie : « Père ! »).
  • Préciser « qui es aux cieux » a pu sembler superflu.
  • « Que ta volonté soit [faite] comme au ciel sur la terre » a pu sembler un doublon de « que ton règne vienne ».
  • « Délivre-nous du mal » a pu sembler un doublon de « ne nous soumets pas à l’épreuve-tentation ».

L’étude de la structure de l’évangile de Luc comme pendentif d’oralité révèle combien cette version courte appauvrit la méditation (comme le montre brièvement le schéma ci-dessous).

Même si la prière étant une relation personnelle entre l’homme et son Créateur doit être une prière du cœur, avec une marque spontanée, on doit maintenir que les disciples reçoivent de leur maître la prière du Notre Père, dans la précision de la doctrine qu’elle contient, et avec tout ce qu’elle indique concernant le culte et la piété.

Évangile de Luc : vaste développement du Notre Père

Le Notre Père se situe au centre (5e perle) du 4e fil d’oralité, qui est lui-même au centre des 8 fils du « pendentif » de l’évangile de Luc. L’ensemble de l’évangile apparaît ainsi comme un vaste commentaire du Notre Père. C’est particulièrement opportun étant donné que nous avons montré que Luc a repris dans son évangile une formation dédiée aux diacres, et que ce sont les diacres qui font entonner à l’assemblée la prière du Notre Père.

Fil 1 : Un possédé hurle devant Jésus : « Tu es le Saint [qaddīša] de Dieu » (Lc 4, 35 perle 2), avec la racine que l’on retrouve dans le Notre Père : « que ton nom sanctifié [neṯqaddaš] » (Lc 11, 2). La sanctification du Nom de Dieu n’est plus définie par la séparation avec l’impur, comme dans le Lévitique, mais par la puissance de délivrance et de purification de Dieu dont la pureté est victorieuse de l’impureté.

Fil 2 : Jésus dit : « Bienheureux êtes-vous, les pauvres, car c’est à vous qu’est le règne de Dieu ! » (Lc 6, 20 perle 1) ; et Jésus « prêchait et annonçait le règne de Dieu » (Lc 8, 1 perle 8) font écho à la demande du Notre Père : « Que ton règne vienne » (Lc 11, 2).

Fil 3 : La prière « Que ta volonté soit comme au Ciel, aussi sur la Terre » (Lc 11, 2) est introduite au milieu du 3e fil par l’enseignement de Jésus enseignant à renoncer à sa propre volonté en vue de la gloire du Père : « Qui veut venir derrière moi, qu’il se renie lui-même, et qu’il porte sa croix, chaque jour, et qu’il vienne derrière moi ! […] Qui a honte de moi et de mes paroles, le fils de l’homme aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père, avec ses anges saints ! » (Lc 9, 23.26 perle 5)

Et, dans le collier compteur, à la Gloire de Dieu dans les Hauteurs correspond la paix sur la terre, c’est le « comme au Ciel, aussi sur la Terre » de la prière du Notre Père : « Les nombreuses puissances des Cieux, qui glorifiaient Dieu en disant : ‘Gloire à Dieu dans les Hauteurs ; et paix sur la terre ; et bonne espérance aux hommes !’ » (Lc 2, 13-14).

Fil 4 : Ce fil contient la prière du Notre Père et constitue un premier développement des sept demandes de cette prière.

Fil 5 : La parabole où « un homme fit un grand dîner, et il appela beaucoup de monde » (Lc 14, 15-24 perle 7) fait écho à la demande du Notre Père : « Donne-nous le pain de notre nécessaire chaque jour » (Lc 11, 3).

Fil 6 : Jésus dit : « Si ton frère pèche [ḥṭ’], reprends-le ; et, s’il se convertit, pardonne-lui ! Et si, sept fois dans la journée, il t’offense [skl] et sept fois dans la journée, il revient à toi, et te dit : ‘Je me convertis !’ Pardonne-lui ! » (Lc 17, 3b-4 perle 3). Il explique la prière du Notre Père. En effet, quand nous disons « Pardonne-nous nos péchés [racine ḥṭ’] », il s’agit des péchés contre la Loi divine, comme en Lc 17, 3 ; et quand nous disons « Car nous aussi nous avons pardonné à tous nos débiteurs [racine ḥwḇ] » (Lc 11, 4) cela correspond aux offenses [skl] de Lc 17, 4, comme on dit, dans la langue parlée, « quelle saḵlūṯā : quelle bêtise, quelle idiotie ! », ce qui appelle la miséricorde.

Fil 7 : Jésus répond aux espions venus l’interroger : « Pourquoi me tentez-vous ? » (Lc 20, 23 perle 7) avec le verbe « ns’ » (tenter, tester, éprouver), en écho à « Ne nous fais pas entrer dans l’épreuve-tentation [nesyūnā, racine ns’] » (Lc 11, 4).

À la fin du discours eschatologique, Jésus dit : « Lorsque, donc, ces choses commenceront à advenir, reprenez cœur et levez vos têtes parce qu’elle approche, votre délivrance [racine prq] ! » (Lc 21, 24 perle 9) comme dans « Mais délivre-nous [racine prq] du mal ! » (Lc 11, 4) : l’ultime délivrance du mal adviendra à travers le jugement eschatologique.

Lc 11, 1-4 : Le Notre Père en sept demandes

« 1 Et il advint, tandis qu’il priait / en un certain lieu,
quand il eut achevé, / un de ses disciples lui dit :
‘Seigneur ! Enseigne-nous à prier, / comme aussi Jean l’a appris à ses disciples’.
2      Jésus leur dit : ‘Lorsque vous priez, dites ainsi :
Notre Père / qui es dans les cieux,
que soit sanctifié / ton nom,
que vienne / ton règne,
que ta volonté soit[7] comme au ciel, / aussi sur la terre.
3 Donne-nous le pain / nécessaire chaque jour,
4 Pardonne-nous nos péchés, / car nous aussi nous pardonnons à tous nos débiteurs.
Ne nous fais pas entrer dans l’épreuve-tentation,
mais délivre-nous du mal’ » (Lc 11, 1-4).

Commentaire

La prière du Notre Père fait partie du quatrième fil d’oralité c’est-à-dire Lc 10, 1 à 12, 59 introduit dans le collier compteur par Lc 2, 22-40. Et nos recherches montrent que ce fil est en lien avec la lecture synagogale du Deutéronome.

La question d’ « un de ses disciples » (Lc 1, 1) n’est pas présente dans l’évangile de Matthieu parce qu’elle est liée à la structure de l’évangile de Luc. Elle « enfile » cette perle dans son fil d’oralité et l’envoi des 70 « disciples » (perle 1).

Dans la 2e perle, Jésus a dit que personne ne connaît « qui est le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Lc 10, 22) et maintenant, Jésus enseigne à prier en appelant Dieu « Notre Père », une appellation que l’on trouve justement dans le livre du Deutéronome qui accompagne ce fil d’oralité : « Comprends donc que YHWH ton Dieu te corrigeait comme un père corrige son enfant » (Dt 8,5) ; « N’est-ce pas lui ton père, qui t’a procréé, lui qui t’a fait et par qui tu subsistes? (Dt 32,6). Avec la prière du Notre Père est donné un des plus beaux des dons de l’Esprit Saint, l’esprit filial.

Jésus répond à la question du disciple en enseignant la prière du Notre Père et l’imprécision « dans un certain lieu » (Lc 11, 1) suggère que cette prière peut être dite partout, en toutes circonstances. L’importance de cette prière est telle que nous en commentons un verset à fois.

« Notre Père qui es dans les cieux [ba-šmayyā] ».

« Dans les cieux » : l’araméen est une langue concrète et l’expression se retrouve dans ce fil d’oralité : « Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, et un placement qui ne disparaît pas, dans les Cieux » (Lc 12, 33).

Le regard suit un mouvement de descente : à travers les sept demandes, on regarde d’abord Dieu, sa sainteté, son règne et sa volonté, puis notre besoin d’être nourri, pardonné, et délivré du mal.

Étant donné que le « Notre Père » se situe au centre de ce quatrième fil, son interprétation sera guidée par l’ensemble de ce fil.

De plus, étant donné que le « Notre Père » se situe au centre de l’ensemble de la composition de Luc, son interprétation sera guidée par un regard sur les sept autres fils.

I.  « Que soit sanctifié ton Nom » (Lc 11, 2).

Le nom de Dieu désigne son être en tant qu’il est en communication avec l’extérieur. Le disciple demande que Dieu se manifeste et que la manifestation de Dieu soit reconnue.

La formule est au passif : « Que soit sanctifié ton nom ». Nous ne pouvons pas sanctifier le Nom de Dieu par notre action à moins que ce soit le Père qui agisse en nous du fait que nous agissons en son Nom… Les disciples missionnaires constatent : « Même les démons [génies] nous sont soumis en ton Nom ! » (Lc 10, 17 perle 2), et Jésus explique aussitôt « Toute chose m’a été transmise par mon Père » (Lc 10, 21 perle 2).

« Que soit sanctifié [neṯqaddaš] ton nom », même racine que le mot « Saint [qaddīšā] ». Dans la liturgie, au moment du « Sanctus », on s’incline : Jésus transmet « le sens d’une transcendance qui ne nous éloigne pas, mais qui nous pousse à nous jeter dans cet abîme »[8]. Ensuite, on s’émerveille à cause de sa grandeur, de sa sainteté, de sa beauté…

Cette première demande a été préparée dans le premier fil d’oralité (Lc 1, 26-38 et Lc 4, 16 – Lc 6, 16). L’ange Gabriel annonce Jésus « Saint [qaddīšā] » (Lc 1, 35) et même les démons reconnaissent en Jésus « le Saint » (Lc 4, 35). Jésus guérit le lépreux en le touchant (Lc 5, 13) et mange avec les pécheurs (Lc 5, 29) pour les sanctifier en les rencontrant, bien sûr. En demandant « que soit sanctifié ton nom », le croyant permet à Dieu de répandre sa grâce sanctifiante.

II.  « Que vienne ton règne » (Lc 11, 2).

Pour préparer le règne [malkūṯā] de Dieu sur la terre, les disciples sont envoyés guérir les malades et dire « Il s’est approché de vous le règne [malkūṯā] de Dieu ! » (Lc 10, 9 – perle 1).

Dans la prière du Notre Père, le disciple ne se contente pas de cette « approche » du règne de Dieu : il invite Dieu à venir établir en gloire son règne tant souhaité, cette demande a une dimension eschatologique.

Une variante grecque, fameuse et fragile, insère ici « que ton Esprit Saint vienne sur nous et nous purifie »[9]. Grégoire de Nysse et Maxime le confesseur connaissent, eux aussi, cette même demande sous des formes légèrement différentes[10]. Cette variante pourrait être le vestige, non pas d’une version lucanienne différente du texte de Matthieu, mais de la mémoire des méditations orales inspirées par la structure de l’évangile de Luc. Celles-ci mettent le Notre Père en lien avec le collier compteur où il est question de « leur purification » (Lc 2, 21), c’est-à-dire celle du peuple. Elles mettent aussi le Notre Père en lien avec la 6e perle de son fil d’oralité, où il est dit : « combien plus votre Père, depuis les Cieux, donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent ! » (Lc 11, 13).

Le sens de cette seconde demande est éclairé par le second fil d’oralité. Jésus « prêchait et annonçait le règne de Dieu » (Lc 8, 1) un règne qui est pour les pauvres (Lc 6, 20). Jésus a magnifié le « royaume de Dieu » dans lequel le plus petit des croyants est plus grand que Jean le Baptiste (Lc 7, 28). Jésus « vint s’approcher » (Lc 7, 14) et le fils de la veuve de Naïm ressuscite. Jésus « vint à la maison » (Lc 8, 51) et la fille de Jaïre ressuscite. Dieu nous « visite » (Lc 1, 71 ; Lc 7, 16) et cette visite est source de Vie. Comment ne pas demander « que vienne ton règne » !

III. « Que ta volonté soit comme au ciel, aussi sur la terre » (Lc 11, 2).

Il n’y a pas le verbe faire, mais simplement le verbe être [nehwe].

En priant ainsi, le disciple va ainsi, à l’instar du Christ lui-même, être uni à la divinité par l’union de la volonté divine et de sa volonté humaine : grandiose ! Il s’agit d’une obéissance qui n’enlève rien à liberté de choisir, dans la perle précédente, alors que Marthe voudrait la faire changer d’attitude, Jésus a affirmé qu’elle « s’est choisi la bonne part : celle… qui ne lui sera pas retirée ! » (Lc 10, 42 perle 4) – une façon de dire que la volonté divine intègre nos choix qu’il suscite.

De plus, les mots « volonté [ṣeḇyānāḵ] », « ciel [šmayyā] » et « terre » (Lc 11, 2) rappellent l’exultation de Jésus « Je te rends grâce, Mon-Père, Seigneur du ciel [šmayyā] et de la terre, d’avoir voilé […] ainsi fut ta volonté [ṣeḇyānāḵ] devant toi ! » (Lc 10, 21 perle 2), ce qui nous invite à réentendre la suite : « Toute chose m’a été transmise par mon Père, et personne ne connaît qui est le Fils, si ce n’est le Père ; et qui est le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Lc 10, 21 perle 2). Par la prière « que ta volonté soit faite » s’opère une union à la divine volonté, ainsi qu’une connaissance profonde de Dieu, plus encore, le vouloir divin agit dans celui qui prie ainsi, or le vouloir de Dieu possède la gloire et la puissance, c’est pourquoi Jésus dit aussi aux disciples qu’il leur donne pouvoir sur la puissance de l’ennemi (Lc 10, 19 perle 2).

« Comme au ciel, aussi sur la terre » (Lc 11, 2). La formule peut s’appliquer aux trois premières demandes. Il s’agit de vivre ici-bas sur le modèle de ce qui est vécu au ciel. Et si l’accomplissement du règne et de la volonté de Dieu sur la terre comme au ciel est l’objet d’une demande, c’est que Dieu a l’intention de l’exaucer. Les trois premières demandes sont une promesse de l’accomplissement eschatologique du royaume de Dieu sur la terre comme au ciel, pour la sanctification du Nom de Dieu, pour son honneur, pour la réussite de son projet créateur. La suite de l’évangile expliquera que cet accomplissement adviendra à la Parousie, lors de la seconde venue de Jésus.

Le 3e fil d’oralité offrait une belle illustration de cette 3e demande du Notre Père : Jacques et Jean demandent conseil à Jésus : « Seigneur, veux-tu que nous disions… » (Lc 9, 54) : ils soumettent leur volonté, c’est une manière de dire « Père… que soit faire TA volonté ».

IV. « Donne-nous le pain de notre nécessaire chaque jour » (Lc 11, 3).

Le texte grec de Matthieu (comme de Luc) a ici un mot rare : « επιουσιον » que l’on peut interpréter comme un adjectif dérivant du verbe venir et désignant le jour « suivant »[11] ou comme un composé « epi-ousion » (mais la forme correcte grecque serait alors « epousion ») qui correspond qu « supersubstantialem » de la vulgate clémentine. Si l’original était grec, nous aurions donc ici au moins deux variantes en araméen, ce qui n’est pas le cas.

En araméen (syriaque), nous demandons à Dieu de pouvoir continuer notre existence, laquelle dépend de la nourriture : le pain de notre nécessaire chaque jour laḥmā d-sūnqānan kulyūm. (L’Eucharistie n’est certainement pas le sens premier, d’ailleurs dans la tradition chaldéenne, le prêtre n’est pas tenu de dire la messe tous les jours). Ce n’est pas une interprétation matérialiste pour autant, car, dans la tradition biblique de la manne, le peuple demande à Dieu sa nourriture qui, divine dans son origine, nourrit autant les estomacs que les cœurs. En évoquant la manne, le psalmiste dit : « pour les nourrir, il fit pleuvoir la manne, il leur donna le froment des cieux ; du pain des Forts l’homme se nourrit, il leur envoya des vivres à satiété » (Ps 78, 24-25).

Le 4e fil d’oralité offre un contrepoint de cette 4e demande du Notre Père avec l’image du « majordome fidèle et sage, que le seigneur a établi sur son service pour qu’il donne la provende en son temps » (Lc 12, 42). On ne peut pas décemment demander au Père notre pain, sans être soi-même fidèle à le donner à ceux que le Seigneur nous a confiés.

V. « Pardonne-nous nos péchés, car nous aussi nous avons pardonné à tous nos débiteurs » (Lc 11, 4).

« Pardonne-nous nos péchés [racine ḥṭ’], car nous aussi nous avons pardonné à tous nos débiteurs [racine ḥwḇ] » (Lc 11, 4).

Nous avons pardonné [šḇaqn], c’est accompli ! Ce verset n’exprime pas une condition – si nous pardonnons, le Père nous pardonnera, non ! « On demande à Dieu de nous pardonner quand on l’a déjà fait »[12]. C’est un langage performatif, en disant la prière, nous pardonnons à nos débiteurs.

Le mot que nous traduisons par débiteur a pour racine « ḥwḇ » dont le premier sens est péché, crime, faute ; 2e sens : devoir ; 3e sens : dette ; 4e sens : précepte. Ce mot comporte donc ici à la fois le sens de faute et celui de dette, c’est pourquoi le latin a traduit debitoribus, débiteurs : il ne s’agit pas d’argent, mais il faut que ce péché soit compensé, et en ce sens, c’est une dette.

Nous offensons Dieu bien au-delà de ce dont nous prenons conscience. Pour être pardonné par Dieu, il nous faut pardonner « à tous nos débiteurs », y compris ceux qui n’ont pas conscience de leur offense et de leur dette.

Cette demande vient à sa place parmi les sept autres demandes : pardonner aux autres n’est possible que dans la grâce d’une communion au « pain » de Dieu, à sa vie, à son flux d’amour (4e demande). Pardonner aux autres est déjà une victoire sur la tentation de la colère (cf. 6e demande), mais on demande aussitôt à Dieu de nous épargner les épreuves, ce qui inclut les occasions où nous sommes offensés.

Le 5e fil d’oralité comporte trois paraboles de la miséricorde (Lc 15, 3-32) qui entrent en parfaite résonance avec cette 5e demande du Notre Père.

VI. « Ne nous fais pas entrer dans l’épreuve-tentation » (Lc 11, 4).

La 6e demande [wlā taᶜlan l-nesyūnā] (Matthieu a exactement la même formule) présente deux difficultés de traduction.

« Ne nous fais pas entrer » : le verbe « taᶜlan » est au factitif (aphel) : « faire entrer ». L’araméen aurait écrit différemment une phrase telle que « Fais que nous n’entrions pas dans la tentation » ou « ne permets pas que nous succombions à la tentation ». Nous demandons à Dieu qu’il nous préserve d’aller là où nous risquons de tomber. Comme dans la première demande (que soit sanctifié ton nom), nous prions pour quelque chose que nous influençons aussi par notre comportement.

De plus, le nom « nesyūnā » est habituellement traduit par « tentation ». Georges Bohas a montré que Théodore de Mopsueste, un auteur dont l’araméen est la culture propre, dans sa 11e homélie § 17, comprend le mot « nesyūnā » comme étant « l’épreuve » et non pas « la tentation »[13]. En ce sens, des générations de chrétiens ont demandé à Dieu de leur épargner les horreurs de la guerre, de la peste, etc. Cependant, l’araméen a un autre mot pour dire les difficultés et les souffrances : bḥānā ; le mot nesyūnā, suggère une main diabolique dans cette épreuve.

On retrouve cette nuance en grec et le latin.

En grec, πειρασμός [Bailly] signifie 1) épreuve, essai, expérience. 2) tentation. (Mais Harnack dit que ce mot peut aussi signifier l’affliction, la souffrance, ce qui rejoint alors le sens araméen[14]).

En latin, temptatio [Gaffiot] signifie 1) atteinte, attaque de maladie, 2) essai, expérience, 3) [en contexte chrétien] tentation, provocation [contre Dieu].

La fin du 6e fil d’oralité offre un éclairage concret qui nous aide à bien situer cette demande. Entrer dans la tentation ou l’épreuve s’oppose à « entrer dans le royaume des cieux ». Or Jésus soupire en disant : « Qu’il est difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le royaume de Dieu ! » (Lc 18, 24). Aucun mal, aucun piège vers le mal, ne vient de Dieu « Car Dieu ne peut être tenté [nsa] par le mal, et il ne tente [nsa] lui-même personne. Mais chacun est tenté [nsa] quand il est attiré et amorcé par sa propre convoitise » (Jc 1, 13), et c’est ce qui se passe pour l’homme riche à qui Jésus s’adressait (Lc 18, 15-30).

Cependant la Bible nous montre que Dieu peut permettre l’épreuve (cf. Job 1, 12), car c’est l’occasion pour quelqu’un de prouver son amour et sa foi, ensuite Dieu peut lui faire confiance au point de faire asseoir le vainqueur sur son trône (Lc 22, 30), c’est-à-dire le faire participer à la vie même de sa divine volonté. C’est pourquoi Jacques écrit aussi : « Tenez pour une joie suprême, mes frères, d’être en butte à toutes sortes d’épreuves [nesyūnā racine nsa] » (Jc 1, 2).

VII.   « Mais délivre-nous du mal » (Lc 11, 4).

« Mais délivre-nous [racine prq] du mal [bīšā] » (Lc 11, 4).

« bīšā » est un substantif qui signifie le mal, le malheur ou le démon. Le démon est la cause directe ou indirecte des épreuves, des maladies et de tous les malheurs. Cette dernière demande reçoit une illustration dans la suite de ce même fil d’oralité par l’épisode de l’exorcisme du sourd-muet et par l’enseignement qui suivit (Lc 11, 14-36).

Plus largement, la délivrance [racine prq] dont il s’agit dans cette 7e demande du Notre Père est explicitée à la fin du 7e fil d’oralité, quand Jésus parle des événements eschatologiques :

« Lorsque, donc, ces choses commenceront à advenir, / reprenez cœur et levez vos têtes
parce qu’elle approche, / votre délivrance [racine prq] ! » (Lc 21, 28)

La délivrance du mal au niveau mondial adviendra à travers le jugement eschatologique.

Françoise Breynaert

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[1] Ulrich LUZ, Ulrich LUZ, Matthieu 1–7 A commentary, Fortress Press, 2007, p. 311

[2] Ulrich LUZ, op. cit., note 16, p. 310

[3] Israël Abraham, « Some Rabbinic Ideas of Prayer », in Studies 2.84, n°2), ou

[4] Ulrich LUZ, Matthieu 1–7 A commentary, Fortress Press, 2007, p. 311

[5] Ce que le texte latin de la vulgate clémentine et du grec de Westcott-Hort (1881) ou de Nestle-Aland ont aussi perdu, mais qui fut conservé dans la version officielle grecque orthodoxe.

[6] Ce que pensait déjà Schalom BEN-CHORIN, Brother Jesus : The Nazarene through Jewish Eyes, University of Georgia Press, 2001, p. 89.

[7] « Que ta volonté soit », l’araméen « nehwe ṣeḇyānāḵ » n’a que le verbe être.

[8] Mgr ALICHORAN, L’évangile en araméen Mt 5–7, éditions Bellefontaine (spiritualité orientale n °80) sur Mt 6, 9.

[9] Le minuscule 700, c’est-à-dire British Museum, Ergeton 2610 qui date du XI° siècle. Un autre minuscule, le minuscule 162, c’est-à-dire Vatican, Barb. Gr 449, qui date de 1153 connait la même demande sous des formes légèrement différentes.

[10] F. BOVON, L’évangile selon saint Luc 9, 51–14, 35, Labor et Fides, Genève 1991, p. 121

[11] En ce sens, les traductions coptes ou ORIGÈNE, De Orationem 27, 13. Ce jour « suivant » peut ensuite se décliner soit dans un sens de survie jour après jour, soit dans le sens eschatologique : nous demandons d’avoir un avant-goût du Ciel, ou, du moins, du temps de la Parousie.

[12] Mgr ALICHORAN, L’évangile en araméen Mt 5–7, éditions Bellefontaine (spiritualité orientale n °80) sur Mt 6, 12.

[13] Alors que comme l’écrivait le premier traducteur, R. Tonneau, sous l’influence de la traduction occidentale du Notre Père, avait traduit « tentation » : Cf. R. Tonneau, O.P., R. Devreesse, Studi e Testi 145, Bibliotheca Apostolica Vaticana, Città del Vaticano, 1949, p. 317.

[14] SPAW 1907, 944-47

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