Des difficultés de l’orientalisme en ses fondements
La Bibliothèque orientale de Barthélemy d’Herbelot et Antoine Galland :
les myopies de l’orientalisme savant
Marion Duvauchel, Professeur de lettres et de philosophie
Communication faite dans le cadre du colloque organisé par l’INALCO,
les 3 et 4 décembre 2015 -Antoine Galland et l’Orient des savants
Introduction
En 1697, le Journal des Savants salue la parution d’un ouvrage destiné à faire date dans la connaissance que l’Europe aura de ce qu’elle appelle l’Orient : il s’agit de la Bibliothèque Orientale de Barthélemy d’Herbelot de Molainville[1]. Mille soixante pages in folio. De quoi caler trois armoires…
Le titre à lui seul est un épisode de roman d’aventure: « leurs histoires et traditions tant fabuleuses que véritables, leurs religions et leurs sectes, leurs gouvernements, politique, lois, mœurs, coutumes, et les révolutions de leurs empires, les arts et les sciences, les vies de leurs saints, philosophes, docteurs, poètes, historiens, capitaines et de tous ceux qui se sont rendus illustres par leur vertu, leur savoir ou leurs actions, des jugements critiques et des extraits de leurs livres, écrits en arabe, persan ou turc sur toutes sortes de matières et de professions ».
Le texte vise à faire connaître dans leur vérité les cultures arabe, perse et turque en montrant qu’il y a tout autant de « fonds » chez les Orientaux que chez les Occidentaux. C’est une somme impressionnante, une véritable encyclopédie qui balaie les mondes turc, arabe et persan. L’ouvrage remporte un succès difficile à évaluer selon les normes de notre modernité mais on le réédite trois fois au cours du XVIIIe siècle.
Pendant deux siècles, tout ce que l’on connaît sur l’Orient mais aussi ce qu’on croit connaître sur l’islam sera puisé dans cette « somme »[2].
C’est l’époque, on s’en souvient, où Louis XIV envisage des alliances avec la Perse safavide pour écraser le « Grand Turc », où les missions catholiques essaiment à travers toutes les échelles du Levant, où les marchands sillonnent la Turquie, la Perse et les Indes pour y faire fortune, où les récits de voyages se succèdent. Politique, religion et commerce sont les vecteurs, souvent enchevêtrés, de l’intérêt pour l’Orient. L’apprentissage des langues orientales se développe : en 1669, création de l’École des Jeunes de Langues, pour former les interprètes des diplomates et /ou des grands commerçants.
Le collège du Roi dispose de chaires d’enseignement des langues orientales : persan, arabe, turc, hébreu, syriaque[3].
Parmi les professeurs, Barthélemy d’Herbelot de Molainville, selon certains le plus savant des orientalistes de son temps. Colbert fait appel à lui pour un projet, au départ en trois volets : une Bibliothèque, une anthologie de textes orientaux et un dictionnaire turc, persan, arabe et latin.
Seule la Bibliothèque sera publiée, et pas du vivant de l’auteur.
A l’origine, la Bibliothèque Orientale devait être rédigée et imprimée en arabe, mais le temps demandé par la fonte des caractères arabes commandés par Colbert finit par décourager d’Herbelot, qui rédigea son livre en français.
Si elle a une telle importance, c’est qu’elle scelle les myopies de l’Occident sur l’Orient en général et sur l’islam en particulier, myopies qui seront ensuite répercutées, à travers les reconfigurations successives de cette science orientaliste qui n’en est alors qu’à ses débuts. Ce que je vais essayer de montrer.
D’Herbelot et Galland : le « pré-orientalisme institutionnel[4]»
L’originalité de cette Bibliothèque, n’est pas seulement dans sa composition – quelque huit mille cinq cent cinquante huit articles de longueur très inégale, (de quelques lignes à quelques pages) qui précisent des titres bibliographiques, des traductions de termes techniques ou donnent des définitions plus longues de culture ou de civilisation, sur plus de 8000 entrées[5]. Son originalité tient surtout au fait, qu’elle a pour références les seuls auteurs orientaux : environ 180 ouvrages, puisés à la bibliothèque du roi, mais surtout dans la propre bibliothèque de l’auteur. Il avait reçu en cadeau les collections du grand duc de Toscane, après une visite qu’il avait rendue à celui-ci et où il l’avait impressionné par son immense érudition.
Cent quatre vingt sources, ça peut sembler beaucoup au premier abord. En réalité, non seulement c’est peu, mais si l’on excepte le Coran, ce ne sont jamais que six ou sept ouvrages ou auteurs qui reviennent sans cesse (ils sont cités plus de 100 fois) : Mir-Khavand (Mirkhond), Khondamir[6], Al-Zamakhshari[7], Qazwini[8], Hussein Vaez, tous auteurs de sommes historiques, biographiques, religieuses, ou géographiques.
En tête de liste vient un ouvrage rédigé en arabe par un Turc, le célèbre Katib Tchelebi, ou Hadji Khalifa, historiographe à la cour ottomane : c’est une somme bibliographique monumentale qui ne compte pas moins de 14 500 titres et qu’on peut justement considérer comme la source principale de d’Herbelot et sans doute même l’original sur lequel il s’appuie.
Autrement dit, la source principale du savoir européen classique sur l’Orient, et principalement l’Orient musulman est un Turc né en 1609 et mort en 1657, presque un contemporain de d’Herbelot.
L’édition définitive de la Bibliothèque Orientale n’est pas assumée par l’auteur, décédé depuis deux ans, mais par un autre orientaliste de renom, Antoine Galland.
C’est justice car il est à l’origine et à la fin de ce travail.
Lors de son deuxième séjour à Constantinople où il passe cinq ans, Galland, employé à de petits travaux par le nouvel ambassadeur, profite de tout son temps libre pour chercher des manuscrits et se livrer à des travaux d’érudition. II travaille en particulier à ces compilations caractéristiques de 1’esprit du siècle. L’une se compose d’un recueil de cinq cent sentences arabes (qui enrichiront la Bibliothèque Orientale), 1’autre est la traduction partielle d’un ouvrage contemporain d’histoire, qui est envoyée a Colbert en octobre 1682, sous le nom de Catalogue des histoires de Hadji Halifa.
Le texte est précédé d’un avertissement qui explicite les motifs qui ont poussé Galland à cette traduction : la rareté de l’ouvrage, qu’il n’a réussi à obtenir qu’au prix de longues recherches ; et surtout, l’usage qu’on pourrait en faire. Il permettrait selon lui de sélectionner les titres d’ouvrages dignes d’être retenus et d’éviter ainsi 1’inconvénient d’envoyer, comme ses prédécesseurs, des manuscrits qui n’ont d’autre intérêt que leur beauté (« lesquels n’avaient rien de recommandable que leur beauté ») pour reprendre ses propres termes. Ou qui sont inexploitables, comme ceux qui avaient été rapportés par le père Wansleb.
Autrement dit, le travail de Galland s’inscrit comme celui d’Herbelot dans une perspective scientifique[9], et non littéraire.
Dans une lettre en date du 23 octobre 1682 adressée à Jacob Spon[10], il revient avec insistance sur 1’envoi qu’il vient de faire à Colbert de ce Catalogue des histoires de Hadji Halifa : « cette traduction donne 1’idée tout entière de 1’histoire mahométane ».
Que l’idée soit fondée ou pas, ce qu’il faut souligner c’est l’intuition profonde de Galland de la nécessité, voire l’urgence, d’établir, textes à l’appui, une histoire mahométane :
« J’y ai mis une préface, qui fait connaître le dessein de 1’auteur de cette bibliothèque et qui fait voir en même temps que Constantinople est le lieu où l’on peut faire un grand amas de tous les livres d’histoire en fort peu de temps. Je ne sais ce que cela produira dans 1’esprit de M. Colbert mais il est certain que je donne l’unique moyen pour enrichir en moins de rien la Bibliothèque du Roy d’un corps assez complet de 1’histoire mahométane depuis le commencement de 1’hégire jusqu’à présent, où 1’on trouverait bien des choses, qui ont été inconnues jusqu’à présent dans 1’Europe, de 1’histoire de la Grande Tartarie, des Indes, de la Perse, de 1 ‘Arabie, de 1’Egypte et de 1 ‘Afrique ».
La Bibliothèque Orientale telle qu’elle se dessine dans l’esprit de celui qui l’initie est destinée à un travail scientifique d’historiens. Il ne prétend pas fournir une histoire mahométane, mais de quoi établir cette histoire. Et le dictionnaire bibliographique, Kachf al-zunun, écrit en arabe par Hadji Khalifa connu sous le nom de Katib Tchelebi, historien, bibliographe et géographe le permettrait. Galland entreprit la compilation de son œuvre à Constantinople avant de 1’abandonner momentanément pour de nouveaux voyages.
Pendant ce temps à Paris, Barthelemy d’Herbelot a fait recopier pour son usage personnel le manuscrit reçu par Colbert et commence à rédiger une Bibliothèque Orientale. Lorsque Galland rentre en France, il découvre le travail entrepris par son ami et lui abandonne le projet avec bon sens. Mais deux ans après le décès de Barthélemi d’Herbelot, il assume la publication de l’ouvrage, et en rédige la préface qu’il conclut par ces mots :
« J’ajouterai qu’étant à Constantinople, il y a douze ou treize ans, et n’ayant eu jusqu’’alors aucune connaissance des doctes occupations de M. d’Herbelot , j’eus la pensée de travailler à un Ouvrage semblable, et que je le commençai par quelques cahiers de collections que je conserve encore. Ainsi ayant joint ce que j’ai pu apprendre de M. d’Herbelot lui-même, aux idées qui m’avaient servi de guides pour faire les premières démarches que je fis alors, c’est une grande satisfaction pour moi d’avoir suppléé au moins en quelque partie, à ce que l’on pouvait attendre de lui touchant cette Préface ».
La Bibliothèque Orientale, c’est donc l’état du savoir sur l’Orient de la fin du XVIIème siècle, c’est le dictionnaire de toutes les connaissances de l’époque classique sur ce qu’on appelle l’Orient, à savoir les trois empires musulmans, l’Empire ottoman, la Perse et l’Inde «moghole». Et pendant pas mal de temps cette identification va imprégner les esprits et l’épistémè orientaliste en cours de constitution.
Signalons que le nom de Barthélemy d’Herbelot est aujourd’hui largement inconnu – hormis de quelques spécialiste – , alors que, au contraire, on honore encore Antoine Galland y compris dans les manuels de littérature où on souligne le rôle qu’a joué sa traduction des Mille et une nuits dans l’orientalisme littéraire (en particulier à l’entrée : Jean de la Fontaine).
Pourtant la Bibliothèque orientaliste a contribué au moins autant que les paillettes des Mille et une nuits à construire les myopies du monde savant face à l’islam. Alors que le but avoué de l’auteur est de faire connaître l’Orient dans sa vérité, son érudition et les récits dont regorge l’ouvrage ouvrent paradoxalement la porte sur un Orient littéraire, source de fiction romanesque jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Cette représentation faussée de l’islam et de l’histoire du monde musulman dont nous avons héritée, constitue l’une des sources de bien des malentendus, et sans doute même d’une partie de nos malheurs, en tous les cas, elle contribue aux malheurs de ceux qui vivent en terre d’islam sans en avoir adopté la religion.
L’orientalisme moderne ou « institutionnel »: Antoine Sylvestre de Sacy
Le siècle suivant va paradoxalement se libérer de l’héritage de Barthélemy d’Herbelot tout en en restant encore largement tributaire.
Au XVIIIème siècle, la dissociation entre l’étude orientaliste et l’herméneutique des textes sacrés fut un des traits saillants des Lumières. Deux facteurs y contribuèrent essentiellement. D’abord le rejet du christianisme par les précurseurs de la Révolution. Ensuite l’importance de ce qu’on va appeler « les Lettres orientales » avec la célébration de la traduction des Mille et une Nuits d’Antoine Galland. Cette célébration va ensemencer dans les esprits la représentation d’un Orient identifiée à une Perse mythique et mythifiée aux couleurs de Schéhérazade, enveloppée dans la poésie pleine de paillettes des contes et des oiseaux Roc ou Phénix, voluptueuse, raffinée et fastueuse. Un pur mythe mais un objet littéraire puissant.
Ce n’était pourtant pas tout à fait l’idée des hommes qui jetèrent ces premières semences.
De formation jésuite, Barthélemy d’Herbelot (1625-1695) avait commencé par étudier l’hébreu, comme beaucoup alors, en vue de lire la Bible dans le texte. A 42 ans, il est titulaire de la chaire de syriaque au collège du Roi. C’est un grand savant, selon le modèle d’un siècle obsédé d’accumulation des connaissances. Extrêmement célèbre de son vivant, on se bousculait pour venir l’écouter dans son « académie », un salon littéraire et scientifique.
Pour comprendre la nature spécifique de cet orientalisme naissant sous les sabots de la Perse islamisée, il faut faire un bond d’un siècle et examiner deux grandes figures de savants qui vont dominer l’orientalisme à venir : Volney et de Sacy.
Le premier, le voyageur érudit, le rationaliste, est un voltairien qui rejette le catholicisme (et le combat), un savant moulé à l’ancienne, héritier de ceux qui l’ont précédé. Il écrit les Ruines comme une méditation sur l’utilité de confronter les cultures et les religions, qu’il met sur le même plan, en digne relativiste qu’il est. C’est une genèse sociopolitique, qui essaie de rendre compte de l’évolution politique de l’humanité à partir d’une méditation sans grand optimisme sur la condition humaine. Il construit avec ce livre la somme du savoir de son époque sur les religions, dans la mentalité qui est la sienne : celle d’un homme de l’Encyclopédie qui croit au pouvoir moteur de la raison, et investit son savoir dans l’action militante, – antichrétienne. Volney est le digne représentant d’un siècle et il incarne un modèle de savoir qui n’est pas informé par une rationalité instruite par la – ou une – synthèse.
En face, on a Antoine Sylvestre de Sacy, l’enseignant, le savant austère, le janséniste fidèle au catholicisme. Au-delà de leurs différences de mentalité ils ne sont pas du même monde scientifique. C’est leur modèle d’érudition qui diffère.
Antoine Sylvestre de Sacy, qu’on considère comme le père fondateur de l’orientalisme, va assurer presque à lui tout seul la transition avec le siècle précédent et imposer la spécificité de l’orientalisme français, et le faire rayonner en Europe, en particulier en Allemagne. Il est initié à l’hébreu dès l’âge de douze ans par le bénédictin Dom Berthereau, avant d’apprendre ensuite presque sans maître le syriaque, le chaldéen, le samaritain, puis – avec des maîtres cette fois – le turc, l’arabe et le persan.
Si l’orientalisme français qui lui doit tant est d’abord un orientalisme islamisant, c’est à cause de la personnalité « scientifique » de son fondateur[11].
Le modèle de savant qu’incarne de Sacy est d’une autre trempe que celui de Volney. L’homme ouvre une ère nouvelle. Il est l’auteur d’une Grammaire arabe à l’usage des élèves de l’Ecole spéciale des langues orientales vivantes, marquée par la grammaire de Port-Royal[12]. Sans jamais s’être jamais rendu dans un pays arabe, il va acquérir une connaissance inégalée de la littérature arabe médiévale.
Et il a conscience des limites de l’apport de ceux qui l’ont précédé[13].
« Enfin se présente-t-il un nom de lieu, une date, un nom propre de quelque écrivain célèbre qui puisse donner lieu à une discussion, on feuillettera en vain, le plus souvent, les ouvrages de d’Herbelot, Renaudot, Reiske, etc. [14]»
Surtout, il imprima à l’Ecole des langues orientales une dimension qui dépassait largement sa vocation annoncée. D’abord, il connaît bien l’Europe, en particulier l’Europe du Nord. Il constate le retard de la France, dû à l’absence de structures institutionnelles qui eussent permis le développement de carrières et la transmission du savoir, toutes choses qui existaient dans l’Europe du Nord. Ce modèle d’orientalisme qu’il a en tête, il entend bien l’introduire en France.
Et il y a réussi. Il a permis et même largement défini le cadre institutionnel qui permit au monde savant d’alors de combler le retard accumulé et surtout, qui permit à la jeune science naissante de s’épanouir comme science et champ d’étude autonome. Comme le dit joliment un autre orientaliste, William Marçais :
«il a créé la philologie moderne de l’arabe, jeté les bases de l’islamologie, ouvert les voies où marcha triomphalement après lui l’histoire des peuples musulmans, posé les fondements de l’islamologie »[15].
Tout ceci est vrai, mais il l’a fait en contribuant à l’effacement des Ecritures saintes comme à celui de l’Ecriture coranique. Et cet effacement durable est l’une des raisons de l’ignorance actuelle de l’islam de la part de la plupart des Occidentaux.
De l’effacement des Ecritures à celui de l’Ecriture coranique
A la fin du XVIIe siècle, Galland et d’Herbelot, on l’a vu, tirent l’essentiel de leur savoir de compilations tardives. Un siècle plus tard, Silvestre de Sacy aurait-il initié, comme on le prétend parfois, un travail d’exhumation des « textes fondateurs », qu’il se serait procuré parmi les manuscrits de la Bibliothèque nationale ou qu’il aurait obtenu par son réseau de correspondants établis en Orient : agents diplomatiques, anciens élèves et amis ?
Rien n’est moins sûr.
Il introduit il est vrai, les écrits d’Ibn Khaldoun. Mais entre ce grand géographe voyageur du XIVème siècle et le Molla[16] Hussein Vaëz mort en 1505, la distance temporelle n’est pas flagrante. De quels textes fondateurs s’agit-il ? De ceux de l’islam, ou de ceux de la culture « arabe » ?
S’il a posé les bases de l’islamologie, il l’a fait au prix d’un effacement des textes religieux, à commencer par ceux de la tradition chrétienne, – comme de tous les textes religieux qui y afféraient et en particulier la littérature syriaque dont il va se détourner. Cette littérature constituait pourtant une sphère de savoir, elle faisait partie de l’épistémè de la Renaissance et elle vivait encore au début du XVIIème siècle.
De Sacy a lui-même un intérêt scientifique à entériner la séparation entre l’étude biblique et l’étude de l’Orient : son propre champ d’études implique que l’Ecriture soit évacuée de la production écrite arabe, pour pouvoir instituer et imposer son savoir dans les canons nouveaux du grand rationalisme qui va dominer progressivement toute la modernité future. On ne trouve dans sa bibliothèque que quelques rares exemplaires du Coran, et ils ne sont pas datés[17].
L’œuvre de Silvestre de Sacy a été vue par Edward Saïd comme une entreprise de fragmentation réductrice de l’Orient[18]. Récemment, on la décrit sur Internet comme une vaste exploration du patrimoine « arabe », ancrée dans la connaissance héritée des Temps modernes, et largement tournée vers la langue, l’histoire et la littérature.
Certes, mais il se trouve que le terme « arabe », consacrée par l’usage est totalement impropre et contribue précisément à une représentation gauchie voire faussée de l’islam. En réalité, ce qu’il a exploré, c’est le patrimoine de l’Orient « islamisé ».
La domination de ce que nous appelons l’Orient par l’islam s’est faite à partir de la conquête des quatre grandes régions du monde antique les plus civilisées et les plus hautement significatives : la Syrie, l’Egypte, la Mésopotamie et enfin l’Iran, autrement dit la Perse. L’accès au plateau iranien est forcé à la bataille de Nihavend, et le dernier souverain perse sassanide Yezdegird trouve la mort en 651. En un siècle, ces Arabes de l’islam, issus du désert, ces Bédouins, désormais devenus force politique et militaire, submergent l’Iran, occupent l’Asie centrale, enlèvent le Maghreb, et enfin l’Espagne. Les Francs les arrêtent à Poitiers. Ils sont contenus quelques temps par les Byzantins. Et par les Chinois. C’est la haute culture de ces quatre grandes régions que sont l’Egypte, la Syrie et la Mésopotamie et la Perse qu’ils vont absorber, avant de s’endormir sous le joug du dogme musulman et tomber au pouvoir des Seldjoukides puis des Ottomans.
C’est cet orient multiséculaire qui restera partiellement dissimulé aux yeux des Français et du monde savant du XVIIIème siècle sous les paillettes et les voiles de la Perse islamisée.
Cinquante ans plus tard, pour l’Allemagne en particulier, cet orient multiséculaire, va se révéler dans les fastes de l’Inde védique et avestique.
Lorsque l’orientalisme européen – que de Sacy a largement contribué à constituer – va se reconfigurer après et autour de la découverte du sanscrit, il va trouver en France, où l’enseignement de la langue arabe s’est sécularisé, les conditions propices au renouvellement de la philologie orientaliste. Mais ce renouvellement se fera en décrochant tout un pan de l’histoire de l’Orient, celui qui touche la longue histoire du syriaque, et avant le syriaque celle de l’araméen[19].
Le modèle « philologique » installé va porter ses fruits. La prodigieuse séduction que vont exercer ces « pôles » de l’Orient mythifiées, la Perse et plus tard l’Inde, va écarter tout un patrimoine, de langue syriaque, chaldaïque et samaritaine, qui ne fera l’objet que de quelques rares mémoires[20], vite oubliés. Au XIXème siècle, une fois que l’Inde se sera imposée comme nouvel Orient et que l’exégèse allemande rationaliste aura fait le reste, tout un pan d’histoire lié à l’araméen sera occulté et le refoulement des Ecritures hors de la sphère du savoir savant, institutionnel, rationnel va s’imposer massivement.
Le phénomène coranique, comme on l’appelle pudiquement, va lui-aussi faire l’objet de cet effacement. Cet « Al coran » qui fonde la religion qui s’est imposée à une bonne partie du monde civilisé, d’où vient-il ? Dans quelles conditions a-t-il été rédigé ? De quand datent les premiers exemplaires du texte ? On ne trouve mention d’aucune de ces questions. Le savoir des « Arabes » sur la question est admis comme tel, sans examen. Aujourd’hui encore…
Le geste majeur de Barthélemy d’Herbelot et de l’orientalisme naissant est celui de collationner : c’est un effort immense et qu’il faut saluer. C’est Antoine Galland qui nous donne quelques indications dans la préface de la Bibliothèque sur la question du texte coranique :
« L’Alcoran qui est souvent cité, y est paraphrasé ou expliqué par les auteurs les plus authentiques, et particulièrement par Huffin Vaëz, qui l’a paraphrasé et commenté en Persien, que M. d’Herbelot n’a pas tant affecté de citer plus souvent que les autres, parce qu’il l’avait dans sa Bibliothèque, que parce qu’il lui a paru plus raisonnable ».
Autrement dit le Coran dont dispose l’orientaliste est un Coran annoté par un auteur persan mort en 1505.
Deux myopies vont obscurcir le jugement occidental sur l’islam : d’abord l’idée selon laquelle la culture et l’érudition d’une « civilisation islamique » viendraient d’un monde « arabe » alors qu’elle vienne d’un monde islamisé, et islamisé de force ; ensuite l’identification entre ce « monde arabe » et le monde musulman d’où découle l’emploi de termes impropres renforcés par l’usage comme « monde islamique » en lieu et place de « monde islamisé »[21].
Une hypermétropie va se greffer sur ces myopies déjà lourdement altérantes. Le poids de la littérature, toute la merveilleuse poésie « arabe » des Mille et une nuits, qui témoigne surtout de la capacité de l’islam à s’approprier les richesses culturelles des élites des peuples soumis.
Les Mille et une Nuits sont des contes et légendes issues de l’Inde, mais portées par les voyageurs arabes qui s’ennuyaient pendant les longs trajets en mer. Et qui les ont inévitablement enveloppés dans les voiles de leur propre culture.
La langue arabe elle-même à une histoire. Elle n’est pas écrite d’abord avec l’alphabet que nous connaissons, mais avec celui d’autres peuples : les Sabéens, puis les Nabatéens (qui utilisent une variété d’araméen). Cette forme archaïque est pourtant appelée, assez improprement, le « vieil arabe ». Ce n’est qu’au VIème siècle après J.C. qu’apparaît une écriture propre qui devient peu à peu l’alphabet arabe. C’est cet alphabet que l’état musulman, fondé en 622 par Mahomet à Médine, adoptera, essentiellement pour des raisons politiques.
Selon toute vraisemblance, cette écriture a été élaborée par les Arabes chrétiens de la vallée de l’Euphrate, vers la fin du Vème siècle. Le plus ancien texte dans cette écriture date de 512 et complète l’inscription dédiée à saint Serge, rédigée en grec et en syriaque. L’alphabet arabe descend donc d’une écriture syrienne, dont le modèle reste encore discuté (soit dérivé d’un alphabet syriaque, soit développement d’un alphabet nabatéen). Vingt-cinq ans après la mort du prophète, les Omeyyades qui avaient animé la résistance de la Mecque à cette nouvelle religion s’en emparent. Dame, ils en voient les avantages.
Mais on ne refoule pas ainsi la vérité.
Il faudra patienter encore cinquante ans, et attendre les découvertes qui vont reconfigurer le visage de l’orientalisme savant : d’abord, en 1771, la découverte du Zend Avesta par Anquetil Duperron. Un jeune fou impétueux va partir à la recherche des textes de la doctrine de Zoroastre et entrouvrir un monde religieux ignoré. En 1836, Eugène Burnouf sort le dossier du Zend et commence à mettre un peu de lumière et d’ordre dans le dossier. Pendant ce temps, l’Allemagne s’exalte autour de l’Inde, dont la philosophie entre en echo puissant avec sa tradition philosophique de l’idéalisme. En 1950, on célèbrera cette “Renaissance de l’Orientalisme”dans un livre qui eut beaucoup d’audience[22].
Les découvertes de l’écriture « persépolitaine », que nous appelons aujourd’hui cunéiforme seront décisives. L’ancien Iran, occulté par la Perse islamisée, fait alors irruption dans la sphère de l’orientalisme. Il va pouvoir s’imposer comme objet d’étude grâce en particulier à la puissance intacte de l’hellénisme dominant. Paradoxalement, les études iraniennes et l’indianisme naissant vont libérer – partiellement du moins – du carcan de cette autre myopie occidentale, l’hellénisme et de la fascination (surtout littéraire) pour la littérature arabe.
La Perse antéislamique ouvre ses portes et sous les sabots de Darius, un monde ancien commence à se dévoiler : l’Assyrie. La science archéologique en plein développement va permettre son essor, et avec la naissance de l’assyriologie, la Bible est réintroduite dans la sphère du savoir. En même temps, le bouddhisme et la « bouddhologie » prennent leur place dans le champ de cet orientalisme qui desserre ses mâchoires et s’ouvre sur l’histoire multimillénaire, dont les pics de visibilité pour le grand public sont Sumer et Babylone[23].
La fascination pour ce monde islamisé qu’on appelle désormais, bien à tort, le monde arabe, va enfin relâcher son emprise.
Conclusion
Mais les immenses avancées dans le domaine de la connaissance de l’Orient ancien, les travaux sur l’islam des origines sont toujours difficiles.
Que l’analyse des sources coraniques ne constituât pas une priorité pour des hommes qui fondent une discipline nouvelle, il n’y a rien qui doive nous scandaliser. Qu’un monde musulman qui a intériorisé et rendu sacrilège l’analyse des sources de sa croyance soit dans l’impossibilité d’entreprendre cet examen, rien nous plus qui doive nous émouvoir. Que nous héritions des myopies de chercheurs qui nous ont précédé dans le travail de constitution d’un savoir, c’est fréquent quoique regrettable
Mais les myopies de notre Occident ont aujourd’hui des conséquences criminelles pour ceux dont la culture a été effacée dans notre culture occidentale de l’ « orbis orientalis », de la sphère de connaissance de l’Orient, et dont l’existence en est d’autant plus fragilisée : les chrétiens d’Orient et les minorités non musulmanes de l’Orient.
Guérir de notre aveuglement, examiner nos préjugés, nos savoirs reçus voire imposés sur une religion, qui semble bien avoir besoin et de toute urgence d’un peu de vérité sur ses origines et sur sa nature, c’est faire une œuvre scientifique, cette œuvre scientifique qu’Antoine Galland appelait de ses vœux et dans le langage religieux, c’est faire ce qu’on appelle une œuvre de miséricorde.
_________________________________________________
Bibliographie
Barthélemy d’Herbelot, La Bibliothèque orientale, éditée par R. Merlin, librairie quai des augustins, n° 7.
Caussin de Perceval, Histoire des Arabes (trois volumes), livre numérisé et en ligne.
Espagne (Michel), « Silvestre de Sacy et les orientalistes allemands », Revue germanique internationale [En ligne], 7 | 2008, mis en ligne le 15 mai 2011, URL : http://rgi.revues.org/398
Espagne (M), Lafi (N.) et Rabault Feuerbahn (dir), Sylvestre de Sacy : le projet européen d’une science orientaliste. Paris, Editions du Cerf, 2014. ISBN 978 – 2 204 10307 7.
Duvauchel (Marion), L’araméen lingua franca du monde antique.
Laurens (Henri), L’orientalisme, 1980,
Marçais William, Silvestre de Sacy arabisant, 1938, Volume 82, Issue 1 p. 79.
Petit-Dutaillis (Charles), « La vie de Silvestre de Sacy », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Année 1938 Volume 82 Numéro 1 pp. 64-73.
Sacy (Antoine Sylvestre de), Catalogue de la Bibliothèque de Sacy, éditée par R. Merlin, librairie quai des augustins, n° 7, 1842. L’ouvrage est numérisé et accessible en ligne.
Discours de M. Silvestre de Sacy, sur les traductions d’ouvrages écrits en langues orientales, Extrait des Discussions de la Classe d’Histoire et de Littérature ancienne de l’Institut, sur le Rapport du Jury des Prix décennaux, 1810.
_______________________________________________________
[1] 1625 – 1695
[2] Caussin de Perceval, l’auteur d’une Histoire des Arabes en trois volumes le cite abondamment.
[3] Le syriaque ne devient une discipline autonome qu’en 1642.
[4] Par opposition à l’orientalisme institutionnel qu’on doit à de Sacy (voir supra).
[5] Par exemple, à l’entrée « Al Coran », on dispose de quelques pages détaillées sur l’origine du livre, son histoire, et les positions différences voire antagonistes des musulmans sur le statut du livre, la question du texte « original » etc… L’essentiel de la doxa musulmane est présenté dans cet article particulièrement instructif.
[6] Muhammad Bin Khavendshah Bin Mahmud ou Muhammad ibn Khawand Shah ibn Mahmud (1433-1498) plus connu en Europe sous le nom de Mirkhond, est un historien persan né en 1433 à Boukhara, dans l’actuel Ouzbékistan. Il est élevé et il meurt à Balkh. Dès sa prime jeunesse, il se consacre aux études historiques et à la littérature en général. Il commence vers 1474, dans la quiétude du couvent de Khilashyah, que son protecteur a fondé à Hérat pour les auteurs littéraires de mérite, sa grande œuvre sur l’histoire universelle, le Rauzât-us-safâ ou Jardin de la Pureté. Elle comprend sept grands volumes et un appendice géographique. Le septième volume, l’histoire du sultan Husayn (1438-1506), accompagné d’un bref compte rendu de quelques événements ultérieurs jusqu’en 1523, est probablement l’œuvre de son fils, l’historien Khondemir (1475-1534), auquel on doit sans doute aussi une partie de l’appendice. C’est une encyclopédie de l’histoire orientale, qui, remontant jusqu’à la création, contient l’histoire des patriarches, des prophètes, des anciens rois de Perse, de Mahomet et de ses successeurs, des dynasties turques, tartares, etc… Jamais traduit dans sa totalité, mais on en a traduit soit en latin, soit en français, des morceaux importants. Entre autres l’Histoire des rois de Perse sassanides, trad. par M. de Sacy (dans ses Mémoires sur les antiquités de la Perse, Paris, 1793); Histoire des Thahérides et des Soffarides, trad. par Lénisch sous ce titre Historia priorumregum Persarum poslnatum islamismum. Vienne, 1792; Histoire des Samanides, etc., trad. en latin par Kréd. Wilken, Gœttingue, 1808, in-4 ; l’Histoire des Ghaznévides, trad. du latin par le même des extraits de l’Histoire de Gengis- Khan trad. par Langlès (loin. des Notices et Extraits) ; l’’Histoire des Ismaéliens de Perse ou Assassins, trad. par Jourdain (loin. IX des Notices). Le livre a été traduit de l’anglais par Pierre-Eugène Lamairesse, Paris, G. Carré.
[7] Abu al-Qasim Mahmud ibn Umar al-Zamakhshari, généralement appelé al-Zamakhshari (in Persian: محمود زمخشری). (1074 or 1075 – 1143 or 1144). Né au Khârezm, il vécut surtout à Boukhara, Samarkand ou Bagdad. Il est l’auteur d’Al-Kashshāf l’un des plus célèbres tafsirs (explications ou exégèses) du Coran. Écrit en Perse au XIIe siècle, l’ouvrage fait encore l’objet d’études et de débats parmi les exégètes musulmans dont beaucoup contestent son rationalisme mutazilite, tout en reconnaissant sa grande érudition et sa sophistication linguistique. Il est enseigné, ou même vénéré, par toutes les écoles sunnites et chiites d’interprétation. Le sous-titre du livre résume l’ampleur et la complexité des arguments : « Sur les mystères de la révélation, la perfection de la locution et l’interprétation complète [du Coran] ». L’approche rationnelle du mutazilisme concernant la nature de Dieu et des textes sacrés disparut peu à peu du courant dominant de pensée musulmane de la majorité du monde islamique, mais elle perdura dans la région du Khorasan en Iran, où Zamakhshari s’était établi. D’Herbelot n’était pas conscient de la nature particulière du courant représenté par Zamakhsari.
[8] 1203-1283. Il est l’auteur de deux ouvrages, l’un géographique et l’autre cosmographique. La géographie est organisée selon la vieille tradition ptoléméenne. Quant à la cosmographie, elle traite de l’ensemble du monde céleste et terrestre, de ses composantes animales, végétales et minérales. Le « merveilleux » (‘adja’ib), que l’on retrouve souvent dans la littérature narrative médiévale, y occupe une place de choix
[9] C’est moi qui souligne.
[10] Ami et orientaliste. Ils ont voyagé ensemble.
[11] Sa célébrité fut telle que Goethe lui-même lui demanda conseil sur des questions de métrique.
[12] C’est l’exercice imposé à tout nouveau « chairman ».
[13] On trouve en ligne le catalogue de sa Bibliothèque éditée par R. Merlin, librairie quai des augustins, n° 7.
[14] Discours de M.Silvestre de Sacy, sur les traductions d’ouvrages écrits en langues orientales, Extrait des Discussions de la Classe d’Histoire et de Littérature ancienne de l’Institut, sur le Rapport du Jury des Prix décennaux, 1810. L’auteur présente quatre traductions d’ouvrages et justifie le choix qui a été fait de ces quatre livres. Travail recommandable par son utilité. Les trois premiers sont un Traité de la construction des instrumens astronomiques, traduit d’un manuscrit arabe de la Bibliothèque Impériale, par M. Sédillot ; le Poème des Amours de Medjnoun et Leïla , traduit du persan de Djami , par M. Chézy ; la Chrestomathie arabe de M. de Sacy : le quatrième est une .portion des Tables Astronomiques d Ebn-Younes , traduites de l’arabe par M. Caussin. « Examinons chacun de ces ouvrages en particulier, abstraction faite du jugement porté par le Jury, et voyons si cet examen nous conduira aux mêmes résultats qu’il a adoptés ».
[15] William Marçais, Silvestre de Sacy arabisant, 1938, Volume 82, Issue 1 p. 79.
[16] L’orthographe est celle de l’époque.
[17] Catalogue de la Bibliothèque de Sacy, éditée par R. Merlin, librairie quai des augustins, n° 7, 1842. L’ouvrage est numérisé et accessible en ligne.
[18] L’orientalisme, 1980, p. 147-154
[19] Marion Duvauchel, l’araméen lingua franca du monde antique, article mis en ligne sur le site Eecho.
[20] C’est ainsi que de Sacy est l’auteur d’un Mémoire sur l’état actuel des Samaritains, publié en 1812.
[21] Les termes sont importants, islamique implique un état, « islamisé » implique un processus.
[22] Raymond Schwab, la Renaissance de l’Orientalisme.
[23] Pour les spécialistes, l’une des grandes figures qui compte est celle de François Thureau-Dangin.