Antiquité chrétienne : le testament de Marta Sordi
On se représente difficilement ce que furent les trois siècles de persécutions de l’Empire romain contre les chrétiens. Peut-être parce qu’on ne comprend pas non plus celles qui ont eu lieu sous d’autres cieux et à des époques plus récentes. Elles prennent diverses formes, avec des intensités variables, déjà aux siècles pré-constantiniens.
À propos de : Marta Sordi, Les chrétiens et l’Empire romain, éd. Certamen, avril 2015, 228 pages, 23 euros
Par Marion Duvauchel, Professeur de lettres et
de philosophie, diplômée en anthropologie
Deux thèses majeures organisent ce que nous savons des trois premiers siècles de l’histoire du christianisme romain : la plus ancienne de ces thèses fait de cette période un temps de persécution continue, la plus récente tend au contraire à minimiser ces persécutions. Dés la préface de son ouvrage, Les chrétiens et l’empire romain, traduit et édité par les éditions Certamen, Marta Sordi donne le ton. Dans les deux cas il s’agit selon l’auteur de « généralisations abusives ». Et elle l’établit.
S’il ne s’agissait que d’une magistrale leçon d’histoire destinée à faire découvrir ou redécouvrir tout un pan d’histoire antique ce livre serait déjà fort précieux. D’autant que cette leçon d’histoire se double d’une analyse historiographique détaillée des rapports entre le pouvoir impérial et le christianisme, rapports bien plus complexes que ce que le martyrologe et l’hagiographie – sans mépris aucun – répercutent.
Persécution politique ou persécution religieuse ?
Mais c’est une thèse, formulée d’emblée dans la préface, qui constitue le ressort de cet ouvrage : « le conflit entre Rome et le christianisme n’était pas un conflit politique mais un conflit de type religieux ». Dans leurs racines les plus profondes, les persécutions contre les chrétiens ont été des persécutions de type religieux, et non politique.
Philosophiquement, la frontière est ténue. Mais historiquement elle devient palpable et prend consistance à travers l’analyse de la situation juridique du christianisme de Claude à Constantin, situation qui représente l’une des clés d’interprétation pour comprendre la nature de la persécution des chrétiens tout au long de cette alternance de périodes de violences et de tolérance, d’hostilité ou de bienveillance, de haine ou de sympathie.
Pour poser simplement le problème, si on veut tuer des gens légalement, il faut pouvoir formuler une accusation – dans un cadre juridique établi – et donc établir la preuve qu’ils sont dangereux pour l’Etat, – on a là une raison politique – ou que leur religion est fautive, « illicite » – et dans ce cas, la raison est d’ordre religieux. Alors, on peut les sanctionner et même les tuer. Le plus licitement du monde…
La problématique du droit romain sera de régler de manière stable les rapports avec les Chrétiens au moyen d’une norme. Et il faut reconnaître qu’il n’y a pas réussi.
Les facteurs qui interagissent dans le rapport du christianisme au pouvoir politique sont nombreux. Il y a la relation des empereurs avec la religion nouvelle, et la connaissance (ou la méconnaissance, comme on le verra par exemple pour Marc Aurèle) qu’ils en ont. Il y a les dispositifs juridiques préexistants sur lesquels ils vont s’appuyer, qu’ils vont éventuellement modifier ou tout simplement exploiter –- pour permettre aux Chrétiens de vivre et à leur religion de se développer ou pour les faire mourir. Il y a également le climat culturel et religieux dans lequel chaque empereur va imposer sa bienveillance ou son hostilité, et qui va miner progressivement la tolérance des empereurs. Et dans ce climat culturel la philosophie prépondérante du monde romain : le stoïcisme, mais aussi l’élément juif, souvent violemment hostile aux chrétiens. Il y a encore l’insertion des chrétiens dans la classe dirigeante, permise, tolérée, puis encouragée et favorisée. Mais il y a surtout le poids de l’opinion publique (autrement dit le poids des « masses ») dans le monde antique qui joua un rôle déterminant dans la persécution.
La situation juridique des chrétiens : un point-clé de la persécution
Suivons dans les grandes lignes, telles que Marta Sordi les détaille et les examine dans la première partie de son livre, les principales étapes qui ont façonné la situation juridique des chrétiens et ainsi permis leur persécution, ou au contraire dissuadé.
La toute première Eglise se constitue sous Claude et ses gouverneurs, entre Pierre et Paul. Et, si elle fut persécutée, elle le dut surtout au clergé juif. La tradition apostolique est fondée dés les premiers siècles sur la conviction qu’il est possible de faire concorder la conception romaine et la conception chrétienne de l’Etat. Autrement dit, dans ses aspects doctrinaux, le christianisme ne s’oppose pas à l’Etat romain.
Paul fut la première victime du revirement néronien face aux chrétiens – mais aussi aux Stoïciens. Si la persécution de Néron fut des plus effrayantes, la religion chrétienne avait déjà un statut « illicite » en raison précise l’auteur, « d’un sénatus-consulte pré-néronien ». Seule une reconnaissance officielle de leur religion aurait pu protéger les chrétiens contre toutes les accusations dont ils avaient fait l’objet. Si Néron a pu les faire périr, ce n’est pas seulement pour couvrir un forfait qu’il aurait commis – le fameux incendie – mais parce qu’il le pouvait juridiquement.
Après Néron, les Flaviens, personnellement entrés en contact avec le christianisme n’éprouvent pas d’hostilité envers les chrétiens. Mais Domitien n’aura pas la même bienveillance. Il les accuse d’athéisme. Comme Néron, il voulut personnellement la persécution, en orchestra la propagande et l’organisa avec les moyens d’un Etat totalisant. Mais avec Néron, il fut le seul. A compter de cette période, le refus d’adorer les dieux de l’empire ne sera plus « couvert » et le christianisme deviendra alors un délit, voire un crime : celui d’impiété. Fragilisés, les chrétiens désertent de plus en plus la vie publique dans un monde qui a fait de la participation à la vie publique un devoir.
De Nerva à Trajan s’ouvre une période de prospérité, mais aussi un nouveau rapport à la grande philosophie de l’antiquité latine : le stoïcisme. Le climat culturel et religieux est modifié : l’hostilité anime les foules païennes. L’Etat intervient désormais sur plainte privée.
Le rescrit de Trajan : une nouvelle manière de légaliser la persécution anti-chrétienne
Le rescrit de Trajan fait l’objet d’une analyse détaillée : c’est qu’il touche à l’enjeu même de la question de la persécution : « l’essence même de la problématique juridique relative aux fondements légaux des persécutions antichrétiennes » (p. 81). Pour sanctionner des sectes dangereuses, il faut des lois, punissant des fautes religieuses, des lois qui fondent la légitimité de la violence contre les persécutés. L’analyse historiographique de l’auteur s’appuie sur la lettre de Pline (X, 97) à Trajan : « le plus ancien témoignage païen relatif aux assemblées liturgiques des chrétiens primitifs et à l’Eucharistie » (p. 83). L’adhésion au christianisme porte alors un nom : le « nomen ». Doit-on punir des gens pour cette faute ? Autrement dit pour ce qu’ils sont : des chrétiens. La question que pose Pline est un problème juridique romain qui consiste à déterminer si le christianisme est une culpabilité de fait ou de pensée, une « culpa » ou une « erreur ». La réponse politico-juridique de Trajan – le rescrit – est un compromis entre ceux qui demandaient que soient débloqués la situation en faveur des chrétiens et ceux qui souhaitaient un durcissement.
S’il a une telle importance, c’est qu’il faudra attendre 257 pour qu’un empereur rompe avec la formulation du problème telle que ce rescrit le pose.
Au IIème siècle, les chrétiens ne parviennent plus à susciter l’écoute et la sympathie qu’ils s’étaient attirés, notamment auprès du stoïcisme romain. C’est une époque de contrastes, « un siècle illuminé où la philosophie monte sur le trône des Césars avec Marc Aurèle » qui détermine un changement de cap. Marc Aurèle ne lève pas le « délit de christianisme », mais il punit de mort les accusateurs des chrétiens… La condamnation de ces accusateurs rendait possible de sortir de la clandestinité et a contribué à redonner de la visibilité à l’Eglise.
Surtout, l’attitude de l’empereur est dictée par une confusion entre la tendance montaniste et la position des l’Eglise officielle. Le montanisme, dérive sectaire, attaque les temples et professe une recherche agressive du martyre. Il a rencontré la résistance et le désaveu de la hiérarchie apostolique. Le martyre de Polycarpe serait à l’origine de la première théorisation du « martyre » entendu comme don de sa vie, don sanglant, témoignage maintenu jusque dans la mort. L’analyse peut apparaître pointilliste, mais l’enjeu est crucial car il est aussi théologique : l’Eglise a eu des martyrs dés le premier siècle, mais aucun nom n’est transmis par des documents contemporains. Cela ne signifie pas que le « fait » ne soit pas reconnu, mais l’Eglise n’éprouve pas le besoin de définir et de théoriser. En revanche, face au montanisme et à ses excès et provocations, la « grande Eglise » est contrainte de définir le terme et par conséquent de proposer l’exemple du martyre véritable. L’apologétique naît en partie de ces remous de l’histoire.
Après Philippe l’Arabe – premier empereur favorable aux chrétiens sinon chrétien lui-même – vient la restauration néo-païenne, incarnée par l’empereur Dèce, qui prétend liquider le christianisme avec des méthodes de bureaucrate : il donne des certificats de bonne conduite. Le christianisme n’est pas seulement présent à Rome mais il est déjà largement développé à Alexandrie et dans l’Eglise romaine d’Afrique du Nord, l’Ifrikya, promise encore à un bel avenir au moins pour deux siècles. C’est dans ces parties de l’empire que les mesures persécutoires connaîtront le soutien massif des populations.
Mais la vieille législation qui considérait le christianisme comme une faute individuelle de nature religieuse n’est plus suffisante. Pour le combattre efficacement sur le plan légal il faut désormais prendre acte de sa réalité communautaire. De nouvelles lois sont nécessaires pour persécuter les chrétiens. Il faut frapper le christianisme en tant qu’Eglise, à travers les membres de la hiérarchie apostolique.
De Valérien à Constantin : la persécution de l’Eglise
C’est à Valérien à qui revint le premier ce sinistre honneur, ainsi que celui de moderniser la législation antichrétienne. L’édit de Galien, (le fils de Valérien), vient donc occuper un « vide juridique » comme on dirait aujourd’hui. Par ce rescrit, les communautés chrétiennes deviennent sujets de droits et les évêques sont autorisés à représenter ces droits devant la loi. C’est à ce titre qu’il a toute son importance encore reconnue aujourd’hui. Il inaugure le temps de la reconnaissance officielle des chrétiens, sinon du christianisme et contribue à donner à l’Eglise une visibilité institutionnelle, même si c’est encore dans l’intention de lui nuire, voire de la détruire.
De Gallien à Dioclétien, quarante années s’écoulent, moment unique du rapport entre Eglise et Etat. Le christianisme est « religio licita à l’intérieur d’un état païen » L’empire fonde ses rapports avec l’Eglise sur la base du droit et la polémique religieuse ne se déroule plus sur le terrain politique mais dans la libre confrontation des idées. Le rêve…
Cet épisode béni ne va pas durer. Vient la troisième persécution – « persécution d’Etat » – l’une des plus sanglantes sinon la plus sanglante, car ils seront trois : Dioclétien d’abord, Galère, son fils et son successeur en Orient et Maximin II Daïa, qui va la prolonger dans ses terres.
Durant les siècles précédents, c’est la société qui exigeait les persécutions et le pouvoir impérial qui refusait ou hésitait. Mais le peuple est devenu tolérant…
Dans cette perspective, le « revirement constantinien » s’analyse comme la question du choix religieux de l’Etat, celui de la divinité à qui confier l’empire et ses destinées. Choix religieux mais qui aura une immense portée politique et qui manifeste les enjeux des rapports du religieux et du politique.
Que peut-on reprocher à cet ouvrage ? Une composition déséquilibrée. Une immense première partie intitulée « le christianisme et le pouvoir politique », complétée par une deuxième partie plus synthétique intitulée : le christianisme et l’empire romain. Aucun de ces deux titres ne restitue vraiment la nature de chacun de ces deux volets.
Il n’importe car ils sont tous deux formidablement édifiants. Ouvrons une fenêtre simplement sur quelques pages de cette deuxième partie.
Rome et le christianisme : une compétition de deux puissances universalisantes
Quand le christianisme fait son irruption sur la scène de l’histoire, le monde connu que les Grecs appellent « l’œcoumène » apparaît unifié par la culture grecque et la politique romaine[1]. Deux traditions civiles du monde antique alimentent la conviction de vivre une expérience universelle. Mais avec de profondes antinomies.
L’une oppose les Grecs à ceux qu’ils tiennent pour des Barbares : elle est ethnico-culturelle. L’autre renvoie face à face les Juifs et les Grecs : elle est ethnico-religieuse. Toutes deux prétendent établir et rendre définitives les différences humaines en les transformant en différences ethniques, de telle sorte que le passage de l’une à l’autre devienne impossible sauf trahison
Le christianisme ne prétend pas abolir ces différences mais il perçoit leur absolutisation. Quand par exemple la foi d’un Dieu unique devient le patrimoine exclusif d’un peuple particulier.
Face à ces « qualifications » (Juif, Grec), « l’être romain » se conçoit au contraire comme fondé sur la « prévalence politique et juridique » fondement de sa prétention à « pouvoir coexister avec n’importe quelle appartenance ethnique ». Avant même l’irruption du christianisme dans l’histoire, la culture romaine, au contraire de la position des Juifs et des Grecs, avait assumé, au moins dans la conception qu’elle avait d’elle-même, une « indifférenciation ethnique » et « une potentialité universalisante »[2]. Fondées, il n’est pas inutile de le rappeler, sur la prédation et la domination. Si Rome prétend assurer la coexistence de toutes ces communautés, c’est en se situant au-dessus d’elle et en les soumettant, par la violence si nécessaire.
Allons plus loin. Si de telles persécutions ont pu avoir lieu, ne serait-ce pas parce que l’universalisme du christianisme entrait en concurrence avec « l’être romain » ? Ou en tous les cas que Rome avait entrevu que le christianisme était capable de rivaliser d’autant plus efficacement qu’il n’était pas fondé sur une culture prédatrice ? D’où la haine, partiellement inconsciente, de Rome envers une religion qui l’égalait sur le plan de l’universalité mais qui enracinait cette universalité dans une conception de la nature humaine tout à fait nouvelle, même si son élaboration théorique était encore partiellement à venir, et sur une relation au prochain radicalement nouvelle.
Allons plus loin encore.
« Etre européen » n’est-ce pas aujourd’hui une autre manière d’être romain. Même prévalence politique et juridique, même prétention de coexister avec n’importe quelle appartenance ethnique ou religieuse. Y compris celle de l’islam.
Or, l’islam s’oppose radicalement à cette prévalence politique et juridique qui est au fondement de la modernité, et elle prétend clairement, non pas faire coexister des différences mais les soumettre puis les abolir dans la conversion. L’antinomie est à la fois ethnico-culturelle (arabes/non arabes) et ethnico-religieuse : musulman/incroyant. Si l’on peut changer de nationalité, il est impossible, sauf à mettre son existence en péril, de changer de confession religieuse. Par ailleurs, l’islam réactualise avec une intensité inouïe l’antinomie homme/femme, pour lui conférer un statut différenciateur d’une violence rare. Or, cette antinomie homme/femme, les nouveaux dogmes de la laïcité prétendent précisément à son abolition[3].
J’oubliais : remercions les éditions Certamen de mettre ainsi à la portée de nos esprits français des auteurs de l’envergure de Mme Sordi dont on est en droit de s’étonner qu’ils ne soient pas davantage connus, traduits, cités et bien évidemment lus.
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[1] L’empire Parthe, contemporain de Rome et son rival en Orient, fait partie de cet « œcoumène ». Si l’Eglise de Rome est incarnée par Pierre et Paul, il convient de ne pas oublier les dix autres apôtres et les églises fondées, dont les destinées ont été contrariées par les destructions des musulmans à compter du moment où l’islam fait irruption dans l’histoire, pour le malheur du christianisme et des chrétiens.
[2] Que nous appelons aujourd’hui la « laïcité ».
[3] L’antinomie fonctionne doublement en régime musulman : elle est à la fois ethnico-culturelle (arabes/non arabes) et ethnico-religieuse (musulman/incroyant). Le passage de l’une à l’autre est doublement impossible sauf trahison, passible de mort.
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L’auteur :
Voir tous les articles qui citent Maria Sordi : https://www.eecho.fr/?s=Sordi .
Marta Sordi (1925-2009) a enseigné l’histoire grecque et romaine dans les universités de Messine, Bologne, puis à l’Université du Sacré-Coeur de Milan, où elle a dirigé l’Institut d’Histoire Antique. Elle a en outre été membre de l’Institut Lombard de Sciences et Lettres, de l’Académie Pontificale d’Archéologie et de l’Institut d’Études Étrusques. Auteur d’une immense bibliographie (plus de 450 références), Marta Sordi a marqué de manière déterminante la recherche italienne, révolutionnant l’étude des relations entre chrétienté et Empire. S’appuyant sur une méthodologie extrêmement rigoureuse et des grilles d’analyse des textes d’une méticuleuse intelligence, elle a été la première à exploiter scientifiquement les textes néo-testamentaires en tant que matériau historique, organisant de véritables échanges et éclairages mutuels avec les oeuvres littéraires et les sources païennes ou chrétiennes contemporaines. Elle a reçu, en 1997, la médaille de la Ville de Paris.