St Grégoire illuminateur de l’Arménie
À découvrir : par Marion Duvauchel
L’œuvre de saint Grégoire l’illuminateur,
du milieu du IIIe siècle aux années 330, Volume II,
de Maxime K. Yevadian –
collection sources d’Arménie, Lyon, 2009
Alors qu’en Occident romain, après les persécutions religieuses, les premiers schismes, après un siècle d’évolution, de reculs, de doutes, le christianisme est devenue la religion de tous les Romains, le même résultat a été obtenu en Arménie en quelques mois, deux ou trois ans tout au plus…
De vieilles traditions prétendent que ce fut l’œuvre d’un seul homme et qu’il joua dans l’histoire de l’Arménie un rôle incomparable. Selon ces anciennes traditions, il aurait donné à ce pays, à la fin du IIIème siècle, une impulsion décisive, lui permettant de franchir un cap décisif de son existence historique.
On l’appelle saint Grégoire l’illuminateur. Si l’Arménie est le « trône de Thaddée » (et de Barthélémy), il en constitue « le pivot spirituel ».
Or, cette œuvre est mal connue et pourtant, sans elle, sans cette prédication, l’Arménie ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui.
Voilà qui méritait bien trois volumes, et un travail d’historien ! C’est celui de Maxime K. Yevadian, L’œuvre de saint Grégoire l’illuminateur.
Le volume II de ce travail constitue une véritable « somme » qui se déploie en quatre parties. Chacune est presque un livre…
L’auteur prend soin de son lecteur, il pose donc les cadres généraux. Quatre ensembles géographiques forment cette Asie antérieure dont l’Arménie fait partie.
Il y a le bloc iranien qui comprend la Mésopotamie et les plateaux iraniens. Le bloc syro-palestinien, lieu de tous les brassages culturels, d’une intense activité d’un commerce prospère, théâtre de guerres continuelles entre les divers Empires. Le bloc micro-asiatique, de la côte Egéenne aux plateaux d’Arménie, territoire homogène et riche qui a permis à plus d’un empire de croître et de prospérer. Quant au bloc arménien, il forme une île de montagnes qui domine le Proche-Orient et qui, adossée au Caucase, surplombe les plateaux iraniens et micro-asiatiques.
Ce bloc-là a une position centrale, car il est constitué d’une succession de massifs disposés d’Est en Ouest, creusé par des vallées profondes, ouvertes à toutes les invasions.
Il a donc une histoire à la hauteur de sa position géographique…
Deux empires antagonistes s’affrontent alors sur le sol arménien : l’empire romain et l’empire parthe – ces Parthes arsacides qui reprennent le flambeau de l’empire achéménide après la domination grecque.
Au premier siècle avant J.C., le roi arménien le plus puissant est Tigrane II. Face à la puissance romaine montante, il veut renforcer son royaume et ériger l’Arménie en Empire pouvant tenir lieu d’arbitre entre les deux empires. Il échoue !
Dés lors, la bipolarisation de l’Asie est désormais consacrée, mais aussi celle de Rome comme puissance asiatique qui va dominer les blocs syro-palestiniens et micro-asiatique et qui va s’employer à faire du royaume d’Arménie un « Etat-tampon » entre elle et les Parthes.
L’Arménie va voir toutes ses forces aspirées dans la lutte pour sauver son identité.
Rome va d’abord, pendant deux siècles, s’employer à désacraliser la fonction royale : en détruisant le lien sacré entre le roi et les dieux, elle anéantit sa fonction légitimante d’intercesseur.
Le traité de Rhandéia en 66 après Jésus Christ permet d’adopter un modus vivendi stabilisateur. Le roi d’Arménie sera un fils cadet des rois Arsacides, mais son investiture serait soumise à la ratification impériale. Entre alliance avec Rome et soumission à Rome, l’Arménie, pendant deux siècles, va osciller.
Le 28 avril 224, l’Orient change de visage.
Ardashir 1er fonde une dynastie qui régnera sur l’Iran jusqu’à la conquête musulmane. Les Sassanides… Il se prétend descendant de Darius, revendique tous les territoires anciennement achéménides, et avant de se lancer à la conquête de l’Empire, commence par vouloir détruire tous les royaumes arsacides d’Orient. Et globalement, il y parvient. Il veut le retour de l’Arménie dans le sein de l’Iran.
Elle résista…
C’est dans ce contexte troublé que se pose la question qui va obséder les historiens, celle qui fonctionne comme l’arbre qui cache la forêt : la question de la date de la conversion du roi Tiridate. Date décisive puisqu’elle est le pivot chronologique de la conversion du pays. Se convertissant, l’Arménie devient alors officiellement chrétienne.
Et donc, saint Grégoire dans cette affaire ?
Eh bien, d’abord que savons nous de ce personnage ?
C’est l’affaire de la deuxième partie : les sources relatives à la christianisation du royaume de Grande-Arménie.
Les sources, comme on le devine, sont multiples, confuses parfois contradictoires, au moins dans les dates. Les textes ne sont pas d’égale valeur et leur composition s’étale sur un millénaire entre l’inscription de Chapour Ier (260 environ) et Nicéphore Calliste (mort en 1327). Il y a celles relatives au règne de Tiridate III, celles relatives à l’œuvre de saint Grégoire, il y a les sources théologiques et liturgiques, et il y a même les documents douteux.
Ce qui fait beaucoup ! C’est donc un travail considérable qui mérite d’être salué. Travail d’historien et travail de linguiste…
Pour constituer un corpus cohérent, l’auteur a exploité les sources textuelles, en particulier les patrologies grecque et latine, mais aussi les sources épigraphiques et numismatiques.
Comme on pouvait le deviner, les sources archéologiques sont rendues problématiques par la situation politique. Parmi les dogmes de l’idéologie turque, il y a la négation de la présence arménienne sur le sol sacré de leur patrie. Les sites archéologiques sont systématiquement pillés, aucune fouille n’y est entreprise, et les sites principaux ont été détruits.
De cette étude impressionnante Maxime K. Yevadian a établi un corpus de quelques 145 extraits, corpus sur lequel il va s’appuyer pour son étude.
De soi, c’est déjà remarquable.
Drastiquement résumée, la tradition arménienne ressemble à un conte pour enfant :
Le roi Tiridate règne, tourmente Grégoire durant deux ans et le jette dans une fosse durant 13 ans. Il fait périr les saintes Hripsimiennes, au nombre de trente six. Frappé de la colère du Seigneur, il devient pourceau. On sort Grégoire de sa fosse pour qu’il guérisse le roi. Il est consacré Catholicos de tout l’Orient et du Nord. Il apporte en Arménie les reliques de Jean le Baptiste et confie le lieu où il les dépose à l’évêque Zénob, qui écrit l’histoire du Taron, et Agathange celle d’Arménie.
Sauf que ce conte pour enfant a été relayé par l’historiographie arménienne. De fragmentaires et lacunaires, rendant compte de faits très précis, les textes vont se muer en grandes fresques symboliques et épiques.
Celui qui attache le grelot de ce genre littéraire est un certain Agathange à qui la tradition attribue la belle histoire que les historiens modernes ont dépecée à l’envie. Mais qui a été relayée très largement, avec les développements hagiographiques que l’on sait : 12 tortures épouvantables auxquelles aucun organisme normalement constitué ne pourrait résister.
Mais ce qu’on doit surtout à Agathange, et ce que souligne Maxime Yevadian, c’est le texte principal sur la prédication de Grégoire, que plusieurs Pères grecs ont lus et médités, ce qui n’est pas rien… (cette prédication de Grégoire fait l’objet du troisième volume à venir, mais elle nous est présentée dans ses enjeux, dans ce volume II). Autrement dit, histoire, prédication et catéchèse sont étroitement liées.
Une fois posées les problématiques liées aux sources, il s’agit de comprendre les enjeux mais aussi les ornières liées à la compréhension véritable de la christianisation de l’Arménie.
C’est l’affaire de la troisième partie.
D’où vient l’intérêt pour la christianisation de l’Arménie ?
Ah…Elle ne vient pas des catholiques. Eh non…
La réflexion émerge en milieu protestant. C’est que l’Eglise protestante va parcourir le monde chrétien pour étudier les Eglises indépendantes de Rome en vue de se rapprocher d’elles, le cas échéant… C’est ainsi que les Arméniens ont fait partie du champ d’investigation des Luthériens et des Calvinistes…
Entre temps, l’Arménie est passée sous le joug ottoman, et il lui faudra plusieurs siècles pour se réveiller de sa torpeur. Quand elle émerge enfin, exsangue et martyrisée, ce sera pour connaître les durcissements du règne soviétique.
Le chapitre II de cette troisième partie constitue quasiment le chapitre manquant d’une histoire de l’orientalisme savant, si pareil livre voyait le jour.
Enfin, on trouve dans un chapitre III, un résumé précieux de toutes les thèses savantes en vue de déterminer la date de la conversion du roi Tiridate et donc, le moment précis où l’Arménie est devenue chrétienne.
On sort de la lecture de ces quelques pages convaincu que les colloques réunissant les arménologues sur cette question sont extrêmement réjouissants…
D’où la proposition de Maxime K. Yevadian, de reconsidérer le sujet.
Reconsidérons…On y discute les termes mêmes du texte d’Agathange, et plus généralement toutes les autres versions de l’histoire de Grégoire.
La voici résumée…
Ardaschir, fils de Sassan, satrape de la province de Sdabr assassine Artaban (Ardavan), fils de Vologèse (Vagharsch) et lui ravit le pouvoir. Puis il tente d’attirer dans son parti les armées perses, mais elles préférèrent abandonner et repousser avec mépris la souveraineté des Parthes, et choisir d’un commun accord Ardaschir, fils de Sassan, pour leur souverain.
Chosroès (Khosrov) roi des Arméniens, apprend la nouvelle de la mort d’Artaban. Il lève une armée et ravage l’Assyrie pour venger l’affront et le sang d’Artaban. Il envoie même une ambassade pour obtenir l’appui des Parthes. En vain. Sujets satisfaits d’Ardaschir, ils refusent encore une fois l’alliance proposée. Le roi arménien continue la guerre et met en déroute les Perses avant de retourner, joyeux, en Arménie.
Le roi des Perses, Chapour Ier, envoie alors à Chosroes, Anak, issu de sang arsacide à qui il a promis un pays et de grands honneurs s’il tue le roi. Ce qu’il fait. Par trahison. Le roi mourant, trouva le temps et l’énergie d’exiger qu’on exterminât la famille de son meurtrier. Ce qui fut fait…
Seuls échappèrent à ce massacre, deux enfants, sauvés par leurs nourrices. L’un fut conduit en Perse et l’autre en Grèce. Le premier s’appelait Tiridate, il était l’un des fils de Chosroès, roi des Arméniens. Le second s’appelait Grégoire. Il était le fils du traître. Tous deux étaient promis à un brillant avenir. L’un fut un grand roi, l’autre fut un grand saint. .
Entre légende et histoire, nous sommes bien d’accord… Et plutôt dans la sphère de l’histoire. La suite, beaucoup moins… On le sort de la fosse où il a croupi entre 13 et 15 ans selon les auteurs, il est tout noir, mais apparemment plutôt en forme…
Comment discriminer ce qui est réel à travers le double filtre de la tradition orale et de la déformation religieuse ? C’est le problème qu’affronte l’auteur.
Y réussit-il ? Il me semble. On ne voit sans doute pas toujours la solidarité de l’œuvre de Tiridate et de saint Grégoire… On aimerait avoir quelques pistes pour comprendre le lien entre saint Machtot-Mesrop, l’inventeur supposé de l’alphabet arménien, et saint Grégoire.
L’auteur ne se contente pas d’établir l’inanité de ne chercher qu’une seule date de la conversion du roi Tiridate, il montre la portée politique de cet événement. Il montre aussi que c’est à juste titre que l’Arménie a accordé à cet Apôtre la place qui est la sienne dans l’histoire de ce pays. Le livre de Maxime Yevadian ne permet plus de douter, à supposer qu’on en ait la tentation, que ce saint Grégoire dit l’illuminateur cimente un moment historique décisif et contribue à fonder l’identité de l’Arménie.
Difficile de ne pas s’incliner devant la conclusion majeure : les caractéristiques du christianisme arménien sont mises en place du vivant de Grégoire, grâce à sa prédication en particulier. Les capacités spirituelles de cet homme alliées aux vues politiques de Tiridate ont permis d’établir un espace culturel arménien, dont on peut observer les effets dans le Caucase. Le respect de l’identité des peuples évangélisés est allé jusqu’à leur créer un alphabet propre au début du Vème siècle.
L’œuvre de saint Grégoire l’illuminateur est un livre majeur et, ce qui ne gâte rien, magnifiquement illustré.
Il permet de comprendre que ce n’était pas une mince affaire pour un peuple que de prendre l’immense décision de suivre le premier en tant que Nation, un idéal aussi nouveau, aussi opposé à celui du reste du monde.
Et que cette décision prise, il n’y a rien d’étonnant à ce que le christianisme signifie plus pour les Arméniens que pour les peuples convertis plus tardivement, à une époque où la doctrine chrétienne dominait tout le monde civilisé.
Marion Duvauchel